jeudi 16 février 2023

La pornographie en mode mineur…

À mon sens, la moraline — un terme aujourd’hui à la mode — désigne moins une conception puritaine ou exagérée de la morale qu’une conception étroite de la réalité, qu'un regard étroitement focalisé et uniquement moralisant sur une réalité isolée de son contexte. Il s’agit généralement de la condamnation d’un phénomène jugé mauvais sans aucune analyse ni du phénomène en lui-même, ni du contexte où il s’inscrit, ni de l’effet que cette éventuelle condamnation pourrait avoir sur lui. Autrement dit, l’appel à la morale et très souvent à la loi est censé agir de façon magique grâce à des sanctions répétées, toujours plus lourdes, supposées le faire disparaître irrémédiablement. L’exemple classique de la délinquance suffit à illustrer cette pensée magique. Les délinquants sont vus comme des individus foncièrement mauvais, mus par des passions néfastes, qu’il faut donc contrôler, arrêter, sanctionner, condamner… Et comme les mesures précédentes n’ont manifestement pas suffi à enrayer le phénomène, il faut renforcer celles-ci, les multiplier, les alourdir. Bien souvent, la moraline apparaît dans un contexte de panique morale qui surestime grandement les faits en cause qui seraient dramatiques, s’aggravant constamment et se répandant sans limites. De tels faits existent très généralement (si l’on exclut les différentes formes de complotisme), mais l’ampleur et le caractère néfaste du phénomène sont exagérés sur base généralement d’un exemple extrême (comme un crime crapuleux), révélateur de son essence particulièrement mauvaise. Mais, même sans ce contexte de panique, la moraline n’analyse pas les faits, ni le contexte, ni leurs effets réels supposés dramatiques. Or l’on sait bien que la délinquance est liée à des facteurs sociaux multiples — les jeunes voyous de banlieue ne pratiquent pas la délinquance financière… — même si ces différents facteurs ne sont que partiellement explicatifs (tous les jeunes de banlieue ne sont pas de voyous, bien évidemment). En outre, sous l’étiquette de délinquance, l’on met des faits très différents : le vol avec ou sans violence, le trafic de stupéfiants (qui lui-même comporte de multiples degrés), les rodéos urbains, les « incivilités », les simples « grossièretés »… Une répression policière accentuée au nom de la moraline se révèle alors souvent improductive — le kärcher atteint vite ses limites — et peut même accentuer les phénomènes qu’elle veut combattre : la répression se transforme en brutalités qui enclenchent un cycle de violences sans fin. Autrement dit, la moraline n’est pas une politique, mais seulement une posture. Et bien entendu, penser et mener une véritable politique en ce domaine comme dans d’autres est beaucoup plus difficile que de prendre une posture matamoresque.

Et quand une secrétaire d’État prétend vouloir interdire l’accès des enfants à la pornographie sur le grand réseau électronique, elle adopte la même attitude faite de moraline irréfléchie et démagogique. Le discours consiste d’abord à dramatiser le phénomène en évoquant sans grande précision des « troubles » du sommeil, du comportement, de la sexualité lorsque des images pornographiques seraient vues à « des âges inadaptés ». Et pour bien montrer la gravité du « problème », elle parle de « viol psychologique ». Sur quoi reposent de telles affirmations ? Et pourquoi apparaissent-elles comme vraisemblables aux yeux d’un certain nombre de lecteurs ? On voit immédiatement que ce discours s’appuie sur des expériences que toutes et tous nous avons faites, à savoir la découverte d’images choquantes, troublantes, dérangeantes, angoissantes. Il pouvait s’agir de pornographie mais bien plus certainement de représentations violentes : difficile de ne pas se souvenir de ces images filmées par les Alliés lors de la libération des camps de l’Allemagne nazie. Mais beaucoup d’entre nous évoqueront sans doute l’un ou l’autre film d’horreur (Freddy, Alien, Jurassic Park…) souvent montré par un compagnon un peu plus âgé… De telles images sont pourtant largement visibles sur les sites d’actualité ou autres, parfois même montrées à des collégiens ou lycéens dans des cours d’histoire ou d’éducation civique. On admettra qu’il s’agit là d’images choquantes, peut-être même traumatisantes, mais personne ne parlera de « viol psychologique ». C’est évidemment la pornographie seule qui est visée par cette expression qui donne une extension nouvelle à la pédophilie : l’enfant serait « violé » par une image comme il pourrait l’être par un criminel. Mais une telle notion — « viol psychologique » — pose question : en fait, elle n’existe pas dans le domaine de la psychologie qui évoque bien sûr des violences psychologiques (qui peuvent être exercées à l’encontre aussi bien d’adultes que d’enfants) ainsi que les conséquences psychologiques du viol (qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes). Mais il s’agit là de choses tout à fait différentes, et la secrétaire d’État joue sur la confusion entre ces réalités pour évoquer de la façon la plus dramatique possible les éventuelles conséquences de la vision d’images pornographiques par des enfants (en oubliant bien sûr toutes les autres images qui pourraient avoir un effet « traumatisant »).

Est-ce à dire que les images ne peuvent pas avoir d’impact psychologique sur de jeunes individus ? Il faut faire à ce propos certaines distinctions. De manière générale, il n’y a pas en sciences humaines de relation causale simple entre un stimulus (la confrontation à des images) et une réponse, car un tel impact dépend du sujet et de ses dispositions qui peuvent être conditionnées par bien d’autres facteurs. On parle à ce propos de causalité multifactorielle, facteurs qui ne peuvent être maîtrisés, « calculés », que par des méthodes statistiques plus ou moins raffinées, s’appuyant en outre sur un grand nombre de sujets d’observation. La psychologie clinique, qui vient en aide à des individus en souffrance, peut quant à elle observer au cours notamment de séances d’anamnèse des événements anciens, par exemple une agression pédophile souvent oubliée, censés expliquer une souffrance actuelle et des troubles jugés néfastes. Si de telles interprétations sont certainement vraies au niveau individuel, elles ne peuvent cependant pas être généralisées sans précaution à toutes les situations similaires : si les agressions pédophiles sont dramatiques, toutes les personnes qui en sont victimes ne réagissent certainement pas de la même façon, par exemple par des conduites addictives ou suicidaires à l’âge adulte.

Si l’on considère à présent le cas nettement moins grave de la pornographie, il se peut que des cliniciens rapportent des exemples d’enfants impubères qui se disent marqués par de telles images ayant supposément suscité des « troubles du sommeil, du comportement, de la sexualité ». Mais il faut d’abord mesurer l’importance de ces troubles et puis comprendre ensuite en quoi ces images ont pu être traumatisantes et dans quel contexte elles ont pu être vues. Il est en effet peu vraisemblable que de jeunes enfants impubères (on reviendra plus loin sur le cas des adolescents) tombent par hasard sur des images pornographiques et surtout sur des images suffisamment violentes, extrêmes ou perverses [1] pour susciter un réel effet traumatique. Les faits divers rapportent en revanche le cas de parents incestueux qui ont montré à leurs enfants de telles images, mais l’on comprend facilement que c’est le contexte plus large d’inceste et de pédo-criminalité [2] qui peut provoquer de tels troubles psychologiques chez l’enfant. Et la pornographie y a en soi une faible part. Prises isolément, il y a peu de raisons de croire que de telles images auraient un impact plus important, plus profond, plus durable que les images violentes accessibles partout sans restriction. Autrement dit, si des cliniciens peuvent rapporter les effets supposés délétères d’images pornographiques sur de jeunes enfants, on doit prendre en compte le contexte général où elles ont été vues pour expliquer de tels effets.

Au-delà de ces cas minoritaires, a-t-on des raisons de croire que la pornographie constituerait un « viol psychologique » des enfants ? Cela suppose d’analyser comment les enfants découvrent effectivement la pornographie, quel type de pornographie, à quel âge et dans quel contexte. Encore une fois, il est peu vraisemblable qu’un jeune enfant découvre seul et « par hasard » de telles images sur Internet. Et même si cela pourrait arriver par accident, il est bien difficile d’évaluer l’impact de ces images qui sont, rappelons-le, extrêmement diverses, et rien ne permet d’affirmer que ces effets seraient de l’ordre du trauma : en psychologie, un événement est dit traumatique « lorsqu’une personne s’est trouvée confrontée à la mort, à la peur de mourir ou à de graves blessures, ou lorsque son intégrité physique ou celle d’une autre personne a été menacée. Cet événement doit également provoquer une peur intense, un sentiment d’impuissance, ou un sentiment d'horreur ». Difficile d’imaginer quelle image pornographique provoquerait une telle confrontation à la mort, une telle peur de mourir ou d’encourir de graves blessures ? Encore une fois, la comparaison avec les images violentes, même si elle est réductrice et partiellement biaisée, permet de mesurer de façon nuancée l’impact des images : toutes et tous, nous avons découvert un jour ou l’autre des images brutales, cruelles, insoutenables comme des cadavres jetés dans une fosse commune, des corps martyrisés par la guerre, des visage mutilés par des projectiles divers, des enfants squelettiques rongés par la faim et la maladie… De telles images nous ont certainement marqués, transformés parfois, hantés souvent, mais peut-on penser que nous n’aurions pas dû les voir, peut-on croire qu’elles nous auraient affectés au point de menacer notre santé mentale, et qu’il aurait fallu attendre l’âge adulte pour nous permettre de les regarder ?

On reste cependant là dans des cas marginaux, celui d’enfants prépubères qui tomberaient par hasard sur des images pornographiques représentant en outre des pratiques perverses et extrêmes susceptible de les troubler plus ou moins profondément (même s’il est abusif de parler de « viol psychologique ») ; car c’est à l’adolescence que la majorité des personnes découvrent la pornographie. Ainsi, en France, les adolescents et adolescentes entrent en contact avec la pornographie à partir de onze ans (20% d’entre eux entre 11 et 12, 31% entre 13 et 14, 20% entre 15 et 17, 7% au-delà de 18 ans, chiffres de 2018 [3]), c’est-à-dire au moment de la puberté. Il est donc vraisemblable que cette découverte ne doive rien au hasard et soit liée à l’éveil à la sexualité, que ce soit par une démarche personnelle de recherche sur Internet ou via des camarades du même âge, éventuellement par des aînés dans la fratrie. Si beaucoup disent avoir été choqués la première fois (51%), seule une minorité est favorable à un contrôle parental (34%) ou à une vérification stricte de l’âge via un numéro de carte bancaire (20%), la majorité préférant des actions de prévention auprès des jeunes (61%). Plus de 80% des répondants (qui sont adultes) continuent à regarder du porno régulièrement (46%) ou de temps en temps (36%). Enfin, 90% affirment que la pornographie ne reflète pas, même en partie, la réalité de la sexualité, et qu’elle alimente les stéréotypes sexistes concernant les hommes et les femmes (89%). Même si ces chiffres doivent être considérés avec prudence (la pornographie n’est pas définie, et le nombre de répondants à ce sondage faible : 1179), ils sont révélateurs de l’ambivalence à l’égard de la pornographie considérée comme choquante (au moins dans un premier temps), porteuse de stéréotypes sexistes, éloignée de la réalité, mais suffisamment attractive ou fascinante pour que beaucoup de personnes — une majorité même —continuent à en visionner de façon plus ou moins régulière et intensive.

L’interdiction éventuelle de la pornographie aux mineurs concernerait donc dans les faits non pas les enfants prépubères mais majoritairement les adolescents et adolescentes. Il faut alors se poser la question : pourquoi une telle interdiction jusqu’à dix-huit ans ? Quel est le sens de cette interdiction ? Et les adolescents concernés seront-ils moins impactés — d’une manière qui reste à définir — à dix-huit ans qu’à seize, quatorze, douze ou même onze ans ? Et en quoi cet impact serait-il négatif ? À moins que la pornographie soit moralement condamnable même si ce n’est pas explicitement dit.

Parler d’impact est d’ailleurs trompeur, car cela suppose un individu passif subissant un phénomène extérieur sur lequel il ou elle n’a pas de contrôle (comme le soldat pris sous le feu de l’artillerie ennemie, victime de ce qu’on a d’abord appelé le shell shock et à présent un syndrome post-traumatique). Or les consommateurs de pornographie ne sont évidemment pas passifs et ils peuvent facilement quitter toute page sur Internet qui leur déplairait. En outre, ils opèrent certainement des choix dans ce qu’ils voient, ont envie de voir ou refusent de voir. Ainsi, il y a à l’évidence un grand partage entre la pornographie hétérosexuelle et la pornographie gay (même si la frontière n’est pas étanche), et chacun, chacune choisira l’une ou l’autre (ou les deux) en fonction de ses prédispositions, orientations, envies ou humeurs… Et cela vaut pour tous les types de pornographie notamment les pratiques dites extrêmes — fist fucking, scatologie, flagellation, torture ? — qui n’apparaîtront pas « miraculeusement » à l’écran mais seront le fruit d’une recherche plus ou moins longue.

L’accusation devient alors que la pornographie proposerait des « modèles de comportement » néfastes, de « mauvais modèles » que les plus jeunes notamment seraient portés à imiter dans leurs propres relations. Et, comme le disent certaines et comme d’autres le reformulent de différentes façons, la pornographie serait l’école du viol dont les femmes seraient les principales victimes. On retrouve ici sous une forme accentuée les accusations à l’encontre de la pornographie accusée de reproduire les stéréotypes sexistes favorisant la domination masculine. Et il y aurait une continuité « systémique » entre la pornographie et les violences faites aux femmes.

Plusieurs objections peuvent être faites à une telle analyse. D’abord, les fantasmes de domination, et, dans leur forme extrême, de viol se retrouvent également dans la pornographie gay. En outre, la domination féminine, celles des séances de femdom, est elle aussi largement illustrée en pornographie. Enfin, un grand nombre de vidéos présentent des situations où la domination est absente (même si des analyses plus fines peuvent nuancer ce constat). Autrement dit, on ne peut pas réduire l’ensemble des productions pornographiques à un seul schéma, même si le succès des vidéos illustrant peu ou prou une forme de domination masculine est patente. Il y a bien là une rencontre entre des productions plus ou moins fantasmatiques et des dispositions qui vont s’orienter de façon privilégiée vers certains genres de productions, mais ce n’est pas la pornographie qui en soi crée de telles dispositions : tout au plus les favorise-t-elle ou les entretient-elle sans que l’on puisse affirmer qu’elle entraîne un passage à l’acte.

Comme on l’a vu en effet, la majorité des consommateurs confirment qu’à leurs yeux, la pornographie est éloignée de la réalité des relations sexuelles. Et les unes et les autres soulignent l’ambivalence qu’ils ressentent à l’égard de ces productions jugées stéréotypées et « sexistes ». La pornographie révèle donc bien la vérité d’un désir de domination — mais sans doute aussi de soumission [4] — largement répandu mais qui ne trouve pas à s’accomplir tel quel dans la réalité. Et il n’y a pas de raison de croire que les adolescents ou adolescentes aient une perception différente des adultes de ces productions pornographiques [5].

Si l’on veut lutter spécifiquement contre les violences faites aux femmes ou plus largement contre les stéréotypes sexistes, il est certain que l’interdiction générale de la pornographie aux mineurs n’aura pratiquement aucun impact : d’une part, le comportement des individus réellement violents (qui sont tout de même minoritaires) trouve son origine dans des attitudes profondément ancrées et intériorisées tout au long de l’existence (qu’une consommation pornographique peut seulement alimenter) ; et d’autre part, favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes, défendre le consentement dans les relations sexuelles impliquent une éducation beaucoup plus large autour de ces valeurs fondamentales. Si certains adolescents ignorent le respect et même le consentement d’autrui, c’est d’abord le respect de l’autre et de son consentement qui doit être appris, car leur attitude brutale et sexiste perdurera très vraisemblablement au-delà de dix-huit ans.

Interdire strictement la pornographie aux mineurs revient donc d’une part à réduire la diversité de ces productions à un seul modèle (celui de la supposée domination masculine et du sexisme) et d’autre part à pénaliser l’ensemble des jeunes qui font rapidement la différence entre ces images et la réalité qu’ils vivent, et qui n’ont pas de comportements problématiques.

Est-ce à dire qu’aucun contrôle ne doit être exercé sur le visionnage de ce genre d’images ? Sans doute pas. D’abord, ce qui est criminel (pédocriminalité, vidéos d’actes sexuels non consentis, diffusion non consentie d’images intimes…) doit évidemment rester interdit. Par ailleurs, on peut imaginer une signalétique plus explicite et plus détaillée avertissant les visiteurs ou visiteuses du caractère « non réaliste », fictionnel des images [6] ou des vidéos proposées. Même si l’on doute de l’effet réellement dissuasif de tels avertissements, ils peuvent néanmoins préparer les visiteurs à la vision d’images éventuellement choquantes (même si, encore une fois, on trouve sur Internet des vidéos — non pornographiques — d’une violence extrême et sans aucun avertissement).

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Ce texte fort long, trop long, sera sans doute lu par peu de personnes jusqu’au bout (ou même pas lu du tout). Il est cependant nécessaire d’abord pour évacuer le soupçon de pédophilie ou de complaisance à l’égard de la pédophilie qui fonctionne aujourd’hui comme un épouvantail pour toute réflexion sur la sexualité à l’adolescence ; ensuite pour montrer que la moraline surtout dans la bouche d’un homme ou d’une femme politique ne constitue pas une véritable action politique mais relève de l’incantation sans réelle efficacité sur les phénomènes qu’elle prétend combattre.

L’actrice pornographique et les harceleurs

L’actrice et réalisatrice de films pornographiques Nikita Bellucci s’est élevée à de nombreuses reprises contre l’accès des adolescents à des sites pornographiques. Elle a en effet été victime de harcèlement de la part de jeunes gens ayant certainement visionné certains des films où elle apparaissait. Elle en appelle donc à un contrôle strict de l’accès aux sites pornographiques. Je pense cependant que c’est une mesure naïve et inefficace pour les raisons déjà dites mais pour d’autres également que je souhaite développer.

Même si Nikita Bellucci n’a pas précisé (à ma connaissance) la nature du harcèlement subi, on peut supposer vraisemblablement qu’il comporte trois aspects principaux : le mépris pour les travailleuses (et travailleurs) du sexe qui s’exprime par des injures que tout le monde connaît, le mépris sinon la haine pour les femmes en général dans un contexte « masculiniste » plus ou moins explicite (discours de haine que les prises de position féministes de l’actrice ont pu pour une part susciter), et enfin des tentatives plus ou moins maladroites et répétées d’entrer en contact personnel avec l’actrice dans l’espoir d’avoir des relations intimes avec elle (et il se peut que ce soit pour une part l’échec de ces tentatives qui ait entraîné les réactions d’hostilité et de mépris). Ces différentes formes de harcèlement sont à mes yeux tout à fait condamnables mais je ne crois pas que des mesures d’interdiction puissent y mettre fin.

Le mépris pour les travailleuses ou travailleurs du sexe ne s’arrête évidemment pas à dix-huit ans, et ce n’est pas la vision de vidéos pornographiques qui seule puisse le susciter. Il s’agit bien d’un système de valeurs beaucoup plus large — même s’il n’est heureusement pas partagé par tous et toutes — qui stigmatise dès le début de l’adolescence les filles qui ont « mauvaise réputation », qui « couchent avec n’importe qui » et qui sont qualifiées de « putes ». Et le harcèlement à l’égard de ces jeunes filles peut être aussi grave, comme l’ont révélé certains faits divers sordides, que celui subi par Nikita Bellucci (que je ne minimise en aucune façon). Seuls l’éducation, le dialogue, la formation, la prévention sont en mesure de transformer de façon positive ce système de valeurs détestable. Bien entendu, ceux qui travaillent dans le domaine de l’éducation savent combien ce genre d’actions est difficile à mener et que le succès auprès du public visé n’est jamais entièrement acquis : le changement de mentalités ne s’opère pas en une ou deux heures d’animation. Et, si les parents sont en principe les premiers éducateurs, il ne faut pas oublier qu’une partie d’entre eux (difficile à estimer) partage malheureusement ces préjugés.

Cette réflexion vaut également pour l’idéologie machiste et masculiniste qui imprègne de nombreux individus, mais ici aussi la pornographie n’est guère qu’un prétexte pour exprimer un mépris des femmes qui est beaucoup plus large, et qui s’ancre dans des attitudes profondes et se manifeste dans des comportements nombreux et divers. Et il y a certainement autant d’adultes qui pratiquent un harcèlement machiste que d’adolescents. Ici aussi, l’éducation est le véritable remède (avec les limites déjà dites) ainsi que l’appel à la loi (même si ces délits sont aujourd’hui malheureusement peu poursuivis).

La mesure visant à interdire l’accès aux sites pornographiques aux mineurs peut sembler répondre au cas des adolescents qui harcèlent une actrice pornographique pour entrer en contact avec elle. Mais ce type de harcèlement — celui de fans déçus qui transforment leur déception en agressivité — concerne l’ensemble des personnalités publiques, obligées de mettre des barrières pour se protéger d’admirateurs ou admiratrices trop empressés. Ce qui est réellement en jeu ici, c’est une éducation aux médias qui fasse prendre conscience aux adolescents mais aussi aux adultes de l’inégalité de positions entre les individus privés (que nous sommes tous) et les personnalités publiques (plus ou moins célèbres), inégalité que masquent précisément les médias audiovisuels : ceux-ci nous donnent l’illusion de connaître personnellement sinon intimement les individus qui apparaissent à l’écran comme cette présentatrice ou présentateur de la météo que je vois chaque jour à la télévision et dont j’écoute sans doute moins les propos du jour que je ne regarde son habillement, son attitude ou sa manière de s’exprimer. J’ai une impression de familiarité qui n’est évidemment pas partagée par la personnalité publique qui s’adresse à un public anonyme, plus ou moins large. Les réseaux sociaux avec les possibilités de réponses ou de réactions données aux internautes aggravent sans doute cette illusion, car une personnalité qui a des milliers sinon de millions de followers reçoit tout autant de sollicitations auxquelles elle ne peut ni ne veut sans doute répondre [6]. Ici aussi, des faits divers plus ou moins dramatiques ont montré comment des individus frustrés dans leur désir de reconnaissance transforment leur frustration en agressivité au point de commettre des actes plus ou moins dramatiques. Cette inégalité de positions que crée la célébrité peut paraître évidente mais elle doit être soulignée dans une perspective d’éducation aux médias pour lutter efficacement contre les phénomènes de harcèlement à l’encontre des personnalités publiques : si les personnages fictifs qu’incarnent les stars du porno donnent l’illusion de « coucher avec tout le monde », ces personnes ont évidemment leur vie propre qui ne dépend pas des personnages qui apparaissent à l’écran. Et elle n’ont de compte à rendre à personne, même pas à leurs admirateurs ou admiratrices.

 


1. Après tout, les manuels d’éducation sexuelle peuvent montrer des images sexuellement explicites, mais leur mise en forme (dessin, couleurs pastel, stylisation…) est suffisamment édulcorée pour éviter tout effet « traumatique ». Et l’on se souviendra que les enfants des campagnes ont longtemps fait leur éducation en observant des animaux s’accoupler parfois de façon brutale.

2. Il est vraisemblable que la vision de vidéos pornographiques par des enfants prépubères intervient dans des contextes d'inceste par un adulte ou par un enfant plus âgé et dominant. Et le fait qu'un enfant dessine des scènes de nature pornographique ou qu'il imite de tels comportements signifie qu'il est vraisemblablement victime d'actes pédocriminels de la part d'un adulte ou d'un autre enfant plus âgé. Il ne faut donc pas confondre la cause et le symptôme dans de telles situations : ce sont des pédocriminels qui utilisent la pornographie pour parvenir à leurs fins. Cf. Dorothée Dussy, Le Berceau des dominations. Anthropologie de l'inceste. Paris, Pocket, 2021.

3. Source : https://www.moijeune.fr/thematiques/societe/pornographie/dabord-a-age-as-ete-expose-a-de-pornographie-premiere/

4. Les critiques féministes de la pornographie « hétérosexuelle » sont souvent extrêmement naïves en croyant que les spectateurs masculins s’identifient spontanément aux perfomeurs du même sexe, et que les performeuses sont dès lors traitées comme des « objets ». Mais on a des raisons de croire que les spectateurs s’identifient bien plus aux performeuses qui sont toujours au centre de l’écran, qu’aux performeurs anonymes, réduits généralement à leur seul sexe (aussi remarquable soit-il !). C’est bien les réactions des actrices que montrent de manière privilégiée les caméras, même si ces réactions sont en partie feintes (comme dans tout film de fiction). Autrement dit, les spectateurs, dans ces séquences de domination, sont sans doute mus par un fantasme de domination qui est cependant le masque d’un désir de soumission, d’humiliation, d’abjection.

5. De la même façon d’ailleurs, les films ou les jeux vidéos mettant en scène la violence et la célébrant de façon plus ou moins explicite connaissent un grand succès et sont de ce fait largement critiqués sans que l’on ne puisse en conclure à des effets mécaniques sur les comportements réels : si des études en psychologie révèlent des effets indubitables (augmentation des conduites agressives, désensibilisation à la vision d’événements violents) 4, ceux-ci restent essentiellement dépendants du contexte ainsi que des dispositions individuelles. L’immense majorité des joueurs de jeux vidéos violents (comme Grand Theft Auto ou GTA, bien souvent dénoncé) ne se transforment pas en tueurs de masse ni même en voleurs ou en braqueurs de banque. Même s’il est possible qu’après une bonne partie, leur agressivité augmente, faut-il encore qu’elle trouve l’occasion de s’exprimer dans une conduite réellement violente. Le même raisonnement vaut certainement pour les productions pornographiques qui représentent des formes plus ou moins accentuées de domination masculine mais qui restent pour la plupart des consommateurs de l’ordre du fantasme.

6. C’est bien sûr déjà le cas pour des sites consacrés à la domination sexuelles qui annoncent par exemple : “Attention: this video depicts a fantasy. All participants are consenting adults of legal age. All depictions of weapons, drugs and/or alcohol are fictitious. All BDSM acts are administered or supervised by trained professionals.” Faut-il encore comprendre l’anglais…

7. Beaucoup de surfeurs du web n’imaginent même pas que nombre de comptes de célébrités sont en fait gérés par des équipes de communication qui répondent de façon plus ou moins personnalisée et pertinente aux internautes.

La domination masculine entre philosophie et sociologie

3. D’après ce qui a été dit dans l’article précédent, il est évident que nous pouvons concevoir plusieurs genres de gouvernement démocratiq...