dimanche 10 mars 2024

La domination masculine entre philosophie et sociologie

3. D’après ce qui a été dit dans l’article précédent, il est évident que nous pouvons concevoir plusieurs genres de gouvernement démocratique. Mais mon but n’est pas de m’occuper de chacun d’eux, mais seulement de celui où, sans exception, tous ceux qui n’obéissent qu’aux lois de leur patrie, qui de plus sont leurs maîtres et vivent honnêtement, ont le droit de suffrage dans le conseil souverain et le droit d’occuper des fonctions dans le gouvernement. Je dis expressément : ceux qui n’obéissent qu’aux lois de leur patrie, pour exclure les étrangers, qui sont censés dépendre d’un autre gouvernement. J’ai ajouté : qui sont leurs maîtres pour le reste, voulant exclure par cette clause les femmes et les esclaves, qui vivent en puissance de maris ou de maîtres, ainsi que les enfants et les pupilles tout le temps qu’ils demeurent sous la domination de leurs parents et de leurs tuteurs. J’ai dit enfin : et qui vivent honnêtement, pour écarter principalement tous ceux qui par quelque crime ou par une vie honteuse sont tombés dans l’infamie.

4. Mais, me demandera peut-être quelqu’un, est-ce par une loi naturelle ou par une institution que les femmes sont sous la puissance des hommes ? Car si ce n’est que par une institution humaine, assurément aucune raison ne nous oblige à exclure les femmes du gouvernement. Mais si nous consultons l’expérience, nous verrons que l’exclusion des femmes est une suite de leur faiblesse. En effet, on n’a vu nulle part régner ensemble les hommes et les femmes ; au contraire, partout où l’on rencontre des hommes et des femmes, les femmes sont gouvernées et les hommes gouvernent, et de cette façon la concorde existe entre les deux sexes. Tout au contraire les amazones, qui régnèrent jadis, suivant la tradition, ne permettaient pas aux hommes de demeurer dans leur pays ; elles n’élevaient que leurs filles et tuaient leurs enfants mâles. Or, s’il était naturel que les femmes fussent égales aux hommes et pussent rivaliser avec eux tant par la grandeur d’âme que par l’intelligence qui constitue avant tout la puissance de l’homme et partant son droit, à coup sûr, parmi tant de nations différentes, on en verrait quelques-unes où les deux sexes gouverneraient également, et d’autres où les hommes seraient gouvernés par les femmes et élevés de manière à être moins forts par l’intelligence. Comme pareille chose n’arrive nulle part, on peut affirmer sans restriction que la nature n’a pas donné aux femmes un droit égal à celui des hommes, mais qu’elles sont obligées de leur céder ; donc il ne peut pas arriver que les deux sexes gouvernent également, encore moins que les hommes soient gouvernés par les femmes. Considérons en outre les passions humaines : n’est-il pas vrai que le plus souvent les hommes n’aiment les femmes que par l’effet d’un désir sensuel et n’estiment leur intelligence et leur sagesse qu’autant qu’elles ont de la beauté ? Ajoutez que les hommes ne peuvent souffrir que la femme qu’ils aiment accorde aux autres la moindre faveur, sans parler d’autres considérations pareilles qui démontrent facilement qu’il ne se peut faire, sans grand dommage pour la concorde, que les hommes et les femmes gouvernent également. Mais en voilà assez sur cet objet…

Le reste manque.

Spinoza, Tractatus politicus

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Ce texte qui clôt le Tractatus Politicus (inachevé) de Spinoza est révélateur des apories de la pensée politique d’hier mais aussi d’aujourd’hui. L’aporie est ici celle qui oppose « la loi naturelle » et « l’institution », ou, en termes plus contemporains, la Nature et la Culture, et qui repose sur deux évidences largement partagées mais problématiques, à savoir : la nature est fondée sur des lois éternelles et immuables, tandis que la culture est une institution proprement humaine, variable, arbitraire que les hommes (et les femmes dans ce cas) sont libres de changer. À partir de ce point de départ, Spinoza accumule des faits d’observation qui lui permettent de soutenir que « la nature n’a pas donné aux femmes un droit égal à celui des hommes ».

Il est alors intéressant de constater que les anthropologues et ethnologues confirment très largement ces observations mais qu’ils n’en tirent pas du tout les mêmes conclusions. Ainsi, Bernard Lahire (dont l’ouvrage récent Les Structures fondamentales des sociétés humaines[1] sera largement commenté et utilisé dans ce papier) commence par rappeler les mêmes évidences que Spinoza : « Si les formes variables de la culture étaient explicatives de tout ce que nous observons, alors les chercheurs devraient pouvoir constater une très grande variation dans les rapports sociaux entre les sexes : des sociétés à forte domination féminine côtoieraient aussi bien des sociétés à forte domination masculine que des sociétés parfaitement égalitaires ou des sociétés dans lesquelles hommes et femmes domineraient des domaines différents de la vie sociale, et tout cela se succéderait ou se développerait parallèlement dans divers espaces géographiques. Or ce n’est pas ce que la préhistoire, l’anthropologie, l’histoire et la sociologie nous apprennent, constatant bien au contraire l’écrasante domination masculine dans la quasi-totalité des sociétés humaines connues. Cela constitue une énigme que la thèse du tout culturel devrait au moins tenter de résoudre. » (p.795). Cette énigme, le sociologue essaiera de lui apporter une réponse qui implique cependant de défaire cette opposition fondatrice de la pensée occidentale et qui perdure de Spinoza jusqu’à aujourd’hui, celle entre la Nature et la Culture (que le philosophe dénomme « institution »).

D’autres penseurs contemporains participent largement à cette remise en cause, qu’ils soient sociologues comme Lahire, éthologues comme Frans de Waal, philosophes comme Jean-Marie Schaeffer ou encore anthropologues comme Philippe Descola. Quelle sont les raisons qui motivent une tel questionnement ? On rassemblera ici sommairement quelques points d’analyse.

  • La première critique porte sur l’opposition elle-même qui suppose que la nature et la culture sont fondamentalement différentes, qu’une discontinuité essentielle les sépare l’une de l’autre. Or l’humanité fait partie du règne animal comme celui-ci appartient à l’univers du vivant qui lui-même obéit aux lois de la chimie et de la physique. Et personne ne prétend que le règne animal se distingue radicalement du reste du vivant. Qu’il y ait des différences entre l’espèce humaine et d’autres espèces animales est évident mais ces différences ne sont pas plus importantes que celles qui existent entre par exemple un oiseau et un poisson ou entre une araignée et une méduse. Autrement dit, l’humanité fait pleinement partie de la « nature », et l’on devrait dire, de façon légèrement provocante, que tout ce qui est culturel doit être considéré comme pleinement naturel. Autrement dit, s’il y a culture, il faut expliquer comment elle apparaît dans l’histoire du vivant, et comprendre comment les traits culturels (ceux que Spinoza appelle les institutions) se sont construits à partir des réalités « naturelles », en particulier biologiques, depuis l’apparition des premiers hominidés.
  • Dans une telle perspective, il faut mettre fin à ce que Jean-Marie Schaeffer appelle « l’exception humaine » qui ferait de nous une espèce radicalement différente des autres. L’éthologie entre autres a montré que les multiples traits censés caractériser la spécificité humaine — la conscience, la conscience de soi, le rire, le langage, l’empathie, la sociabilité, la culture même (on reparlera de celle-ci)… — sont partagés à des degrés divers et sous des formes diverses par d’autres espèces animales. Et si l’on considère les espèces les plus proches de nous, les primates, en particulier les chimpanzés et les bonobos (bien étudiés par Frans de Waal), on doit plutôt considérer qu’un éventail de petites différences nous sépare de nos cousins lointains plutôt qu’une césure radicale.
  • Une troisième critique porte sur la notion d’arbitraire culturel : en opposant nature et culture, l’on suppose en effet que les « institutions » sont des constructions purement sociales, sans réel fondement, qu’il serait loisible de transformer par une décision de la volonté générale. C’est la célèbre thèse de la Boétie, dans son Discours de la Servitude volontaire où il prétend que le simple exercice de la volonté rendrait les hommes libres et mettrait fin à la tyrannie : « soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ». Sans poser pour le moment la question de la domination politique et sociale, un autre exemple — celui de la langue — permet de comprendre facilement en quoi l’hypothèse de l’arbitraire culturel est fragile. Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique générale a ainsi affirmé que la relation entre le signifié et le signifiant était arbitraire puisque le même concept /chien/ est désigné par des « mots » différents en français « chien », en allemand « Haushund » ou en japonais « inu ». Que la relation entre le signifié et le signifiant soit conventionnelle ou arbitraire n’implique cependant pas que toute la langue soit une construction arbitraire qu’il serait dès lors possible de modifier plus ou moins facilement : le rôle de la linguistique et de ses différentes approches est précisément de comprendre quelles sont les nécessités qui expliquent aussi bien la formation que l’utilisation réglée des différentes langues. Si en France, l’on parle d’un chien et non d’un « Hund » comme en Allemagne, cela s’explique historiquement par le fait que le français est une langue romane dérivée du latin comme l’italien ou le portugais qui utilisent des mots apparentés comme « cane » ou « cão ». Et si la fantaisie me prenait d’utiliser le mot « Hund » à la place du mot chien, je risquerais bien l’incompréhension avec mes interlocuteurs francophones ![2] Si l’on considère la langue synchroniquement (c’est-à-dire à un moment de son histoire), l’on constate de façon similaire que, si l’ordre des mots est (partiellement) arbitraire en latin, il obéit à de très fortes nécessités en français ou en anglais : dire que « Pierre a frappé Jules » n’a pas du tout le même sens que « Jules a frappé Pierre » ; et, avec ce dernier exemple, l’on voit bien que le signifié de la phrase n’est pas du tout conventionnel par rapport à l’organisation générale du signifiant, et que le lien qui les unit est tout à fait nécessaire pour assurer l’intercompréhension entre locuteurs. Autrement dit, le rôle des sciences sociales comme la linguistique n’est pas de répéter que les réalités sociales sont des constructions arbitraires mais de comprendre au contraire quelles sont les nécessités qui les organisent même si cela n’implique pas que les choses doivent rester en l’état.
  • À l’inverse, la conception habituelle d’une Nature obéissant à des lois intangibles (contrairement à une culture supposée « arbitraire ») et produisant des effets nécessaires, précisément mesurables ne rend pas compte de l’état actuel des sciences. Le modèle de ce type de lois s’est établi avec la révolution copernicienne et le renouveau de la physique qui culmine avec les théories newtoniennes : les lois de la nature imposent un déterminisme strict aux choses qui seraient ainsi figées dans un ordre apparemment immuable et rigoureusement calculable comme l’orbite des planètes. De telles lois ont été découvertes dans d’autres domaines scientifiques comme la chimie avec le principe de la conservation de la masse affirmé par Lavoisier ou en biologie avec la découverte de la circulation sanguine ou du rôle de la cellule puis de l’ADN dans tous les êtres vivants. Néanmoins, il serait abusif d’affirmer que tous les domaines scientifiques — même dans les sciences dites pures — sont fondés exclusivement sur de telles lois. Ainsi, la sélection naturelle est un principe fondamental de l’histoire des êtres vivants même si elle ne détermine pas l’évolution de façon exacte et précise, et si nombre d’explications basées sur ce principe sont hypothétiques puisqu’il faut à chaque évolution puis sélection démontrer un avantage adaptatif[3]. Mais bien d’autres domaines peuvent être caractérisés d’approximatifs sans que cela ne nuise à leur caractère scientifique. Ainsi, la météorologie s’appuie sur une série de notions bien définies (dépression, haute pression, température, taux d’humidité, couches de l’atmosphère, etc.) et peut prédire l’évolution de certains phénomènes comme les ouragans même si, on le sait bien, ces prévisions sont approximatives. Semblablement, la géologie a fait une découverte majeure avec la tectonique des plaques qui permet de comprendre la formation et la dérive des continents, mais elle ne peut pas malheureusement prédire avec précision un tremblement de terre même si elle explique pourquoi certaines régions sont plus affectées par de tels phénomènes que d’autres. Ainsi encore, le médecin qui conseille à son patient d’arrêter de fumer et de modérer sa consommation d’alcool ne peut évidemment pas lui promettre avec certitude que, s’il suit ses conseils, il vivra centenaire. Le caractère probabiliste d’un grand nombre de domaines recourant aux instruments statistiques ne signifie pas que ces savoirs n’ont pas de caractère scientifique.
    Au contraire, les probabilités définissent des « lois » de la nature qui ont la même valeur prédictive la physique newtonienne[4]. Pour reprendre un exemple très simple en génétique, l’on peut prédire que les enfants d’un couple d’humains ont une chance sur deux d’être de sexe masculin ou au contraire féminin, mais nous ne savons évidemment pas quel sera précisément le sexe de l’enfant qui va naître… De la même manière, les observations de Mendel qui lui ont permis de distinguer les caractères hérités (appelés aujourd’hui gènes) récessifs et les caractères dominants reposaient sur une approche statistique qui lui a permis de constater qu’à la première génération, le caractère récessif apparaissait seulement une fois sur quatre (224 plantes à fleurs blanches contre 705 à fleurs rouges ou pourpre). Seule une conception hyper-déterministe de la nature prétendrait que de telles lois ne constituent qu’un savoir partiel, et que même le résultat d’un jet de dé pourrait être prédit si nous avions une connaissance parfaite de l’ensemble des lois de la mécanique et des facteurs constituant ce lancer de dé…
    De tels phénomènes s’observent également dans le monde social, notamment dans les sociétés développées où l’on constate par exemple que la réussite scolaire est corrélée avec le statut socio-économique des parents : les enfants de familles privilégiées d’un point de vue social mais également culturel (comme les enfants d’enseignants) réussissent en général mieux (sinon beaucoup mieux) que ceux issus des milieux populaires, même si l’on observe bien sûr un certain nombre d’exceptions. On peut y voir une forme de « la lutte des classes » énoncée par Marx et Engels qui affirmaient qu’il s’agissait d’une « loi » universelle de l’histoire humaine et qui traduit la concurrence entre groupes sociaux « pour l’appropriation des richesses de toutes les formes de ressources imaginables (économiques, matérielles alimentaires, foncières, culturelles, informationnelles, scientifiques, médicales, sexuelles, affectives ou attentionnelles, etc.) [et qui] s’observent à toutes les échelles (internationale, nationale, régionale, locale, microsociale) et dans tous les groupes […], à toutes les époques. »[5] On peut bien sûr contester cette notion de loi sociale en soulignant le fait qu’il s’agit d’un déterminisme peu constant, qui entre en concurrence avec des tendances opposées (comme celle de la coopération entre humains), mais cette remarque vaut également pour un principe aussi largement admis aujourd’hui que la sélection naturelle mise en évidence par Charles Darwin.
  • L’opposition entre nature et culture a pris cependant une forme nouvelle avec les développements de la génétique et la découverte de l’ADN ainsi que du rôle des gènes en biologie. Ce rôle est souvent conçu de façon extrêmement déterministe, les gènes définissant par exemple la couleur de nos cheveux ou étant responsables de certaines maladies comme l’hémophilie. Ces découvertes, dont certaines sont spectaculaires, ne permettent cependant pas actuellement de déterminer quelle est l’influence de la composante génétique sur nos comportements qui résultent pour une part — pour l’instant indéfinie — de l’interaction avec l’environnement. La langue ou plus exactement les langues en sont un bon exemple : l’enfant humain apprend sa langue maternelle —français, chinois ou wolof — grâce aux interactions avec l’entourage (dont le rôle est donc essentiel) alors qu’une jeune chimpanzé élevé (expérimentalement) dans les mêmes conditions ne maîtrisera jamais la langue qu’on lui parle (ce qui révèle le rôle de l’héritage génétique dans la capacité linguistique des humains). Dans l’état actuel de nos connaissances, les débats sur l’inné et l’acquis en ce qui concerne les comportements humains (mais également animaux) ne peuvent très généralement que conclure à une interaction impossible à démêler entre ces deux composantes.

Dans cette réflexion sur l’opposition tranchée entre la nature et la culture, il faut encore mettre en lumière une différence importante entre la culture à strictement parler, c’est-à-dire « le langage, les savoirs et savoir-faire, les artefacts » (Bernard Lahire, p. 300) et la société ou les relations sociales : ainsi beaucoup d’espèces animales sont sociales, c’est-à-dire qu’elles entretiennent des relations impliquant la coopération, l’entraide, la rivalité, la domination, la différenciation ou la distinction des rôles (par exemple chez les abeilles entre reine, « ouvrières » et faux-bourdons), mais elles n’ont pas de culture, c’est-à-dire des savoirs et des connaissances qui seraient transmises par un travail d’éducation ou de formation. À l’inverse, on observe chez quelques espèces animales des capacités culturelles d’apprentissage comme le chant des pinsons qui, jeunes, apprennent par imitation leur répertoire, ce qui entraîne des variations locales et même individuelles. Cette distinction a été clarifiée par Talcott Parsons et Alfred L. Kroeber qui « proposent de réserver le terme de “société” — et plus généralement de “système social” — au “système d’interaction spécifiquement relationnel entre individus et collectivités”. Quant au terme de “culture”, il devrait selon eux être limité “à la transmission et création de structures de valeurs, idées et autres systèmes symboliques et signifiants en tant qu’ils sont des facteurs dans la formation du comportement humain, ainsi que les artefacts produits par les comportements”. […] Il suffit de retenir que selon les deux auteurs, le niveau du système social est celui des relations — des interactions — entre les individus et les collectivités d’individus, alors que le niveau de la culture contient les représentations en circulation dans la société (et qui à des titres divers modèlent les comportements des individus) ainsi que les artefacts issus de ces comportements »[6]. Pour un sociologue comme Bernard Lahire, « les comportements de dispute-réconciliation ne sont […] ni biologiques ni strictement culturels (au sens précis du terme), mais tout simplement sociaux chez les uns (primates non humains) comme chez les autres (primates humains). […] L’universalité des pratiques de réconciliation — chez plusieurs espèces de primates — est une affaire pleinement sociale et non exclusivement biologique, et le fait qu’elles apparaissent chez des espèces peu culturelles confirme bien ce fait. Mais elles se manifestent au sein de l’espère humaine sous des formes culturelles toujours particulières. » (Bernard Lahire, p. 264)

Prolongeant cette réflexion, Lahire affirme que la culture n’est pas une construction ex nihilo mais « est apparue, dans la très longue histoire de l’évolution des espèces, comme une solution adaptative beaucoup plus efficace que la transmission génétique des informations, qui demande un temps beaucoup plus long avant que la sélection naturelle ne produise ses effets » (p. 249). La transmission culturelle qui caractérise au premier chef les membres de l’espèce humaine permet en effet, par l’accumulation des savoirs, une adaptation rapide à l’environnement et même souvent une transformation à leur profit de cet environnement grâce aux savoirs et aux artefacts hérités. Dès lors, « la question n’est pas de nier la spécificité culturelle de l’espèce humaine, mais de reconnaître néanmoins les prémices sociales et proto-culturelles de comportements qui sont, chez l’Homme, toujours pris dans des formes culturelles déterminées » (p. 279). Dans la même perspective continuiste, les relations sociales dans toutes les espèces animales concernées sont comprises — au moins pour une part — comme des solutions adaptatives aux nécessités de l’environnement : ainsi, la coopération permet à de nombreux prédateurs (dont l’homme) de s’attaquer à des proies plus grosses et de façon plus efficace. Autrement dit, les relations sociales ne sont pas des constructions aléatoires mais répondent à des besoins de l’espèce et ont été maintenues par la sélection naturelle comme une adaptation réussie à l’environnement.

Et un cran plus loin, Lahire affirme que « derrière le foisonnement des formes historiques-culturelles, il est possible de repérer des structures universelles ou invariantes des sociétés humaines qui sont les conséquences, dans l’ordre social, de données de base de la biologie de l’espèce. Pour les primates non-humains et humains, notamment, la partition sexuée et la nécessaire relation de protection et de soin vis-à-vis de sa progéniture due à l’altricialité secondaire font partie des éléments de base des types de rapports sociaux et de comportements sociaux qui sont plutôt stables pour les non-humains, et qui peuvent varier historiquement-culturellement pour ce qui est des humains, mais dans des limites bien circonscrites. » (p. 308). En éthologie, l’altricialité désigne le fait qu’à la naissance, l’enfant humain, comme beaucoup de petits d’autres espèces notamment mammifères, n'est pas immédiatement compétent (contrairement aux espèces « précoces ») et qu’il a besoin du soutien des adultes, généralement les parents et prioritairement la mère capable de l’allaiter (ou de le nourrir comme chez les oiseaux). L’altricialité est dite secondaire dans le cas des humains dans la mesure où le cerveau de l’enfant humain doit encore subir une longue maturation sur le plan moteur, sensoriel, cognitif, émotionnel qui va durer de longues années avant qu’il ne devienne réellement autonome : les enfants apprennent à marcher vers l’âge d’un an, se mettent à parler vers deux ou trois ans, et poursuivent leur développement cognitif et affectif au moins jusqu’à la puberté et souvent au-delà.

L’altricialité secondaire s’impose comme une nécessité à l’ensemble des communautés humaines pour qu’elles puissent se reproduire, et induit des rapports de dépendance entre parents et enfants, mais également de domination, d’affection, de subordination, d’apprentissage… Une contrainte biologique — la survie de l’enfant — se traduit alors en un comportement social qui se retrouve dans toutes les communautés humaines même si ce comportement connaît bien sûr des exceptions. Ainsi, « chez l’ensemble des mammifères, du fait de la gestation puis de l’allaitement, le lien mère-enfant n’est pas une option parmi d’autres possibles et constitue une relation invariante particulièrement forte. » Il n’est donc pas nécessaire de supposer un « instinct maternel » de nature biologique pour comprendre que l’attachement mère-enfant est une relation sociale première et fondamentale, « antérieur[e] à tout apprentissage ou à toute culture humaine » (p. 568) qui s’observe d’ailleurs chez l’ensemble des mammifères : les exceptions et les variations individuelles ne peuvent contredire ce fait massif et prédominant. Du fait de la charge que représente l’altricialité secondaire pour la mère, on observe par ailleurs au sein des groupements humains l’apparition de « personnages secondaires intervenant auprès de l’enfant, tels que le père, les grands frères ou sœurs, les grands-mères, l’oncle maternel, les tantes, etc. »

Le partage des rôles sexués chez les humains est donc d’abord un fait social, comme chez d’autres espèces animales, sur lequel se sont construites ultérieurement différentes représentations culturelles. L’allaitement particulièrement long et l’uniparité (le fait de ne donner naissance généralement qu’à un enfant à la fois) expliquent chez les primates « le lien très fort qui se noue entre la mère et l’enfant » (p.760), alors que « les soins paternels se limitent généralement à la protection contre les prédateurs et les intrus mâles » (p. 761). « Comme la grande majorité des espèces mammifères, l’espèce humaine est caractérisée par un investissement parental principalement maternel, avec un apport allo-maternel qui implique beaucoup de femmes […], et auxiliairement une aide paternelle surtout liée à la monogamie et à la pression supplémentaire exercée par l’altricialité secondaire » (p. 762).

Bien plus que la différence de stature et de musculature, c’est la relation de dépendance aux enfants qui oblige notamment les femmes à porter leur progéniture[7] et qui limite ainsi plus ou moins fortement leurs déplacements : les femmes ont ainsi trouvé dans la cueillette une activité compatible avec leur situation tandis que les hommes pouvaient s’occuper de la chasse. Cette répartition des rôles sexués s’observe effectivement dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs, quelles que soient leurs différences par ailleurs.

« Avec la différence entre jeunes et vieux, et notamment entre parents et enfants, la différence sexuelle est la seconde grande différence qui structure la répartition des tâches. L’âge et le sexe sont les briques élémentaires sur la base desquelles se sont bâties et hiérarchisées les sociétés humaines, engendrant une série de rapports de domination entre vieux et jeunes, parents et enfants, aînés et cadets, hommes et femmes » (p. 767).

On peut donc parler de différences sociales des rôles sexués que l’on peut qualifier de complémentaires bien qu’inégaux, différences sur lesquelles se sont construites des oppositions culturelles aux valences contrastées. L’anthropologue Françoise Héritier relève en effet que « c’est l’observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique »[8], permettant de concevoir l’opposition fondamentale entre l’identique et le différent, qu’ils soient concrets ou abstraits (chaud/froid, sec/humide, haut/bas, supérieur/inférieur, animé/inerte, jour/nuit, soleil/lune, fort/faible, etc.) mais qui surtout s’accompagne de valences différentes, les femmes étant assignées au pôle dominé, celui de l’infériorité, de la faiblesse, de la dépendance, etc. La « culture » va donc réinterpréter de multiples façons, mais toujours avec les mêmes valences, la différence des sexes, mais, souligne Lahire, la domination masculine n’est pas purement « culturelle » et est antérieurement sociale comme en témoigne le fait qu’on observe au sein des groupes de primates des relations de domination entre mâles et femelles mais également entre mâles et entre femelles. La différence des sexes et leur inégalité sont donc pour une part une construction culturelle mais qui n’a pu s’élaborer que sur une réalité sociale universelle, vraisemblablement très ancienne. Les réalités culturelles sont extrêmement variables, certaines sociétés imposant des pratiques et des représentations extrêmement inégalitaires et souvent brutales, d’autres tendant vers des formes plus ou moins accentuées d’égalité, mais toutes maintenant la valeur différentielle entre les sexes[9], la domination masculine imposant aux femmes le pôle de la maternité, de la famille, des activités locales (comme la cueillette) ou domestiques.

« Stephen K. Sanderson* dressait quant à lui une longue liste de situations en rapport avec la question hommes-femmes n'ayant jamais existé dans l'histoire des sociétés humaines. Dans cette liste apparaissaient les cas de figure suivants : des sociétés sans différenciation sexuelle ; des sociétés de chasseurs-cueilleurs dans lesquelles les femmes chassent et les hommes cueillent ; des sociétés agraires dans lesquelles les femmes labourent et les hommes effectuent les travaux domestiques ; des sociétés dans lesquelles la plupart des guerriers sont des femmes ; des sociétés industrielles dans lesquelles les professions à forte composante éducative sont principalement occupées par des hommes ; des sociétés dans lesquelles les hommes cherchent comme compagnes des femmes de statut supérieur et les femmes des hommes plus jeunes qu'elles ; des sociétés dans lesquelles les hommes assument la plupart des soins parentaux ; des sociétés dans lesquelles les femmes investissent davantage dans la copulation que dans les soins parentaux ; des sociétés dans lesquelles les femmes se font concurrence plus vigoureusement que les hommes pour les “postes” de haut niveau. » (Lahire, p.816)

* Stephen K. Sanderson, “Darwinian conflict theory: A unified evolutionary research program”, in Jonathan H. Turner, Richard Machalek & Alexandra Maryanski, Handbook of Evolution and Society: Toward an Evolutionary Social Science, Paradigm Publishers, Boulder, 2015, p.259.

D’autres interprétations historiques ou protohistoriques sont sans doute possibles. Une anthropologue québécoise, Chantal Kirsch[10], remarque ainsi que les phénomènes de domination chez les grands singes s’exercent surtout entre mâles et qu’il n’y a pas de domination générale des mâles sur les femelles (bien qu’il y ait des différences de comportement). Elle suppose dès lors que les premiers groupes d’hominidés devaient être relativement égalitaires. Mais les développements des techniques de chasse auraient entraîné une spécialisation des rôles sexués, qu’on observe encore aujourd’hui dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs (la chasse réservée aux hommes, la cueillette aux femmes), et la « force de travail des enfants », futurs adultes, devint alors un enjeu essentiel pour les hommes. Mais pour contrôler les enfants, « les hommes durent d’abord contrôler les femmes ». « Dès ce moment l’usage des armes — c’est-à-dire les outils des chasseurs — fut interdit aux femmes ».

Même si tout cela reste fortement spéculatif, qu’il s’agisse de l’interprétation de Bernard Lahire ou de Chantal Kirsch, les deux mettent l’accent sur la dimension prioritairement sociale de l’inégalité hommes-femmes (mais aussi jeunes-vieux), les justifications multiples et diverses de cette inégalité apparaissant comme une construction culturelle secondaire (d’un point de vue aussi bien logique que temporelle), extrêmement variable, et ne pouvant expliquer l’universalité de cette domination d’origine sociale au sens étendu que Lahire et d'autres donnent à ce terme en incluant les sociétés animales.

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Que faut-il conclure de tout cela ? Spinoza aurait-il eu raison en affirmant que l’infériorité des femmes est une loi naturelle et qu’elle n’est pas « d’institution » ? Si l’on reprend l’ancienne distinction entre nature et culture, dont on a cependant souligné la fragilité essentielle d’un point de vue scientifique, on pourrait dire effectivement que l’infériorité des femmes est « naturelle » dans le sens où elle s’inscrit clairement dans l’évolution de l’espèce humaine et qu’elle n’est pas « arbitraire » au sens d’une construction artificielle, non motivée, qui aurait pu être tout à fait différente. À l’inverse, on peut affirmer que l’exigence d’égalité entre hommes et femmes est d’abord et avant tout « culturelle » dans la mesure où, de Christine de Pizan aux suffragettes, à Simone de Beauvoir et à toutes celles qui leur ont succédé, la pensée féministe s’est d’abord attachée aux représentations qui accompagnaient et justifiaient de diverses façons la domination sociale masculine. Il faut rappeler à ce propos que l’espèce humaine, éminemment sociale (comme d’autres espèces animales), est également, pour une part tout aussi essentielle, culturelle. Et la culture, si elle s’inscrit dans l’histoire de notre espèce, permet aux humains de s’adapter à l’environnement (comme les techniques de chasse ou de pêche) mais également d’adapter cet environnement à leurs besoins (l’agriculture d’abord, toutes les techniques et les savoirs qui sont transmis de génération en génération). Enfin, elle permet de modifier dans un sens ou dans un autre les relations sociales existantes, notamment quand la sphère politique s’autonomise et se distingue des autres rapports de domination (mais également de la sphère magico-religieuse).

Il n’y a donc pas de raison d’opposer une supposée « naturalité » immuable de l’inégalité entre les sexes aux exigences féministes actuelles qui sont sans doute une construction culturelle mais qui ont toute leur légitimité dans nos sociétés contemporaines. Ce serait aussi absurde que de ne pas prendre l’avion ou le train sous prétexte que notre constitution biologique nous empêche de voler ou de nous déplacer à grande vitesse… Il y a sans doute des limites aux transformations techniques et culturelles que nous pouvons imposer à notre environnement, qu’il soit physique, biologique ou social, mais l’histoire nous apprend qu’il n’est pas possible de définir ces limites a priori ou par principe. Et l’on voit déjà quels impacts le féminisme a pu avoir sur les sociétés actuelles.

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Deux remarques pour terminer. Les revendications féministes, relèvent d’abord, on l’a dit, de la sphère proprement culturelle qui, par l’accumulation des savoirs, des croyances, des valeurs, des techniques multiples, contribue à la modification de l’environnement, qu’il soit géographique (l’agriculture, la déforestation…), biologique (le recul des épidémies grâce aux progrès de l’hygiène et de la médecine, le contrôle des naissances par la contraception hormonale à partir des années 1960…) ou social (l’influence des Lumières sur les Révolutionnaires de 1789 ou du marxisme sur les bolchevicks ou du féminisme sur les mœurs de nos contemporains…). Mais il faut encore une fois souligner avec Bernard Lahire la distinction essentielle entre la culture (dont la transmission et l’acquisition s’appuient sur les représentations mentales individuelles) et le social qui obéit, quant à lui, à des lois ou des mécanismes qui échappent pour une large part à la conscience et à l’emprise des individus. Les changements démographiques constituent un exemple clair d’une réalité sociale dont les individus jusqu’à une époque récente n’avaient qu’une conscience limitée même si ces changements impactaient de façon plus ou moins importante leur existence : ainsi, c’est l’augmentation de la population qui explique pour une large part la dispersion des hominidés sur l’ensemble de la planète, les migrations vers des régions faiblement habitées, le défrichement de zones forestières de plus en plus étendues pour l’exercice de l’agriculture, etc. Or, s’il est relativement facile d’agir au niveau culturel en produisant de nouvelles représentations, en promouvant de nouvelles valeurs (comme l’égalité entre les sexes), en combattant les idéologies adverses, il est en revanche plus hasardeux d’intervenir au niveau social, notamment par l’intermédiaire privilégié dans nos sociétés de la sphère politique, c’est-à-dire de l’État. Ainsi, pour prendre un exemple extrême, la dénonciation tout à fait légitime des féminicides aura vraisemblablement peu d’influence sur le passage à l’acte d’éventuels meurtriers dont les motivations enfouies et complexes échappent grandement à toute forme de discours raisonnable ; dans les faits, l’État n’agira pas préventivement sur la commission de l’acte (ce qui est pratiquement impossible) mais sur un meilleur accompagnement des victimes dès qu’apparaissent les premiers signes d’une violence possible. Les effets « pervers », c’est-à-dire non voulus et plus ou moins contraires au but recherché, des décisions politiques sont d’ailleurs un grand classique des études sociologiques : ainsi, l’allongement du congé parental pouvant être pris par le père ou par la mère dans un souci d’égalité dans certains pays comme l’Allemagne a éloigné dans les faits, à cause des « pesanteurs sociologiques », les femmes du marché du travail et les a encouragées à rester à la maison en pénalisant leur carrière professionnelle. De manière générale, l’on peut dire que la distinction entre les paroles et les gestes recoupe assez largement celle entre les deux sphères culturelle et sociale, et la sociologie a depuis longtemps montré l’écart qui peut exister entre les opinions affichées et les actes ou attitudes profondes, que cet écart soit dû à une forme d’hypocrisie ou plus simplement au fait que ce que Bourdieu appelle les habitus (qui commandent les actions) sont profondément incorporés, souvent depuis l’enfance, de façon en grande partie inconsciente et qu’ils sont de ce fait difficilement modifiables.

Enfin, si l’on admet comme on l’a dit ici que les revendications féministes sont d’abord un phénomène culturel, doit-on en conclure qu’elles sont « arbitraires », qu’elles seraient une construction intellectuelle dépourvue de toute nécessité ? Évidemment non. On l’a suffisamment souligné : il ne s’agit pas d’opposer de façon caricaturale la Nature et la Culture, et il faut bien comprendre que la culture (au sens d’un ensemble de représentations et de techniques transmissibles de façon explicite) fait partie du monde social qui lui-même s’inscrit dans la réalité biologique (qui elle-même relève de la chimie et de la physique), et qu’entre les trois s’exercent des déterminations diverses, imposées notamment par la sélection naturelle, même si ces déterminations ne s’exercent pas de manière simple et mécanique. On peut à ce propos rappeler une expérience amusante (et aujourd’hui célèbre) menée par Frans de Waal avec des singes capucins : en rétribuant de manière inégale deux de ces singes, il a provoqué chez l’animal lésé une réaction de colère, l’amenant à jeter loin de lui les morceaux de concombre qu’on lui donnait en récompense d’une tâche qu’il avait réussie alors que son voisin recevait, pour la même tâche, de succulents grains de raisin. De quelque manière qu’on interprète cette expérience[10], on peut donc penser que l’exigence d’égalité ou de justice, qu’elle soit féministe ou autre, résulte pour une part d’un tel sentiment déjà présent dans la socialité animale, à côté cependant d’autres comme les faits de domination généralement subie et acceptée chez de nombreuses espèces de mammifères. Mais il faut également tenir du contexte historique et social pour expliquer pourquoi les revendications féministes d’égalité, tout en s’appuyant sur ce sentiment profondément ancré en chacun de nous, ne se sont d’abord exprimées que de façon très sporadique, dans des situations très particulières — il suffit de penser à Christine de Pizan ou aux femmes philosophes qui tenaient salon à l’époque des Lumières — avant de s’affirmer dans les pays occidentaux au 20e siècle, puis plus largement, et de se transformer en mouvement social plus ou moins important (on pense bien sûr à MeToo, mais les revendications féministes se diffusent largement dès les années 1970 sinon plus tôt). Mais cette révolution féministe (car c’en est une !) a rencontré des transformations socio-économiques et culturelles profondes (par exemple la maîtrise de la fécondité féminine grâce à la pilule contraceptive) qui ont contribué de façon importante à son émergence et à son succès. L’analyse de ces transformations sociétales, qui ont rendu possible l’émergence puis la diffusion du féminisme, mériterait cependant un nouvel article.


1. Bernard Lahire, Les Structures fondamentales des sociétés humaines. Paris, La Découverte, 2023.
2. Ici encore, on voit facilement l’importance des déterminations sociales dans l’acquisition possible d’une deuxième langue : ces déterminations peuvent être de l’ordre de la nécessité (si l’on émigre dans une autre société), de l’intérêt (commercer avec des étrangers), de l’opportunité (apprendre l’anglais pour voyager) ou du simple contexte (l’anglais est partout présent en Europe alors que les Européens ont sans doute peu d’occasions d’entrer en contact avec le swahili ou le thaï). Et l’on n’oubliera pas qu’il est plus facile d’apprendre une langue quand on est jeune que lorsqu’on est plus âgé. De façon abstraite, l’on peut estimer que nous sommes « libres » ou (plus ou moins) capables d’apprendre n’importe quelle langue, mais, dans les faits, le contexte social nous impose notre langue maternelle et contraint fortement le choix d’une deuxième ou troisième langue.
3. En adoptant de façon stricte le principe de falsifiabilité comme critère de démarcation de la science, Karl Popper a été (notamment) confronté à la théorie darwinienne dont il pouvait difficilement contester la dimension explicative, et il a dû pratiquement faire une exception à sa théorie pour ne pas nier de façon absurde son caractère scientifique. Norbert Elias a fortement critiqué la théorie poppérienne pour son aspect idéaliste qui ne rend pas compte de façon réaliste du développement des sciences. Le caractère falsifiable des théories scientifiques doit plutôt être considéré comme un des critères de la « bonne » science, mais sans doute pas comme le seul et unique, à moins de rejeter nombre de savoirs (notamment en sciences humaines) dont la validité est sans doute moindre que celle de la physique ou de la chimie mais qui doivent être évalués avec d’autres critères.
4. On sait peut-être qu’il y a en mécanique quantique un indéterminisme fondamental et que seul le calcul des probabilités nous permet d’avoir des connaissances assurées en ce domaine. Mais ce domaine, qui échappe totalement aux non-spécialistes (dont je fais partie), n’est sans doute pas très éclairant pour notre propos. D’autres champs comme eux évoqués dans le corps du texte sont beaucoup plus accessibles aux profanes et permettent facilement de questionner notre conception générale de la nature.
5. Bernard Lahire, op.cit, p. 392-393.
6. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007, p.238-239.
7. Bernard Lahire remarque ainsi la très grande généralité des moyens de portage des tout jeunes enfants dans les sociétés humaines : ces « outils » peuvent varier culturellement, être de formes et de matériaux divers, mais répondent tous à une nécessité sociale où se croisent l’incapacité motrice des bébés et le besoin maternel de déplacement. Bien entendu, dans notre société fortement égalitaire, le portage est désormais pratiqué par un certain nombre de pères, alors que l’usage des laits maternisés et des biberons ont permis un éloignement plus facile et plus important de la mère et de l’enfant.
8. Françoise Héritier, Masculin/Féminin 1. La pensée de la différence. Paris, Odile Jacob (poches essais), 2012, p. 19.
9. Mais également entre les âges. Les anciens ont toujours des privilèges mais également des droits sur les plus jeunes, même si cette inégalité (que nous apercevons difficilement tant elle nous paraît « naturelle ») s’atténue ou s’abolit avec l’âge.
10. Chantal Kirsch, « Forces productives, rapports de production et origine des inégalités entre hommes et femmes », Anthropologie et Sociétés, 1(3), 15–41.
11. D’autres chercheurs ont mis en question l’interprétation de Frans de Waal en soulignant que l’attitude du singe s’expliquait par la déception à l’égard de la personne de l’expérimentateur : en effet, le singe ne réagissait pas de cette façon lorsque la « récompense » était donnée par une machine.

dimanche 25 février 2024

À propos du nationalisme

Pour comprendre le passage des empires multiethniques aux nations modernes (brièvement évoqué ici), il faut considérer entre autres les effets de la Révolution française, effets qui dépassèrent la France et concernèrent l’Europe entière et au-delà.

Jusqu’alors, la France n’était pas une nation mais un royaume unifié seulement par le pouvoir central. C’était un pays hétérogène (comme les autres pays à l’époque), divisé en ordres hiérarchiques (le clergé, la noblesse, le Tiers État), en régions diverses, avec des langues différentes, des coutumes et des juridictions tout aussi diversifiées, des privilèges qui étaient ceux des ordres supérieurs mais étaient également accordés à des cités, des régions, des corporations, des grands « corps » comme ceux des officiers, et tout cela formait autant de strates, de lieux, de petites « sociétés » hérités d’un passé complexe.

La Révolution de 1789 s’inspire, on le sait bien, des idéaux universalistes des Lumières qui considèrent que, par nature, tous les hommes sont égaux et que les différences entre eux sont le fait de la « société ». L’universalisme des Lumières est un principe à la fois très simple et très puissant : dès la Révolution, qui « oublie » naturellement les femmes , Olympe de Gouges peut sur ce même fondement faire une déclaration des droits de la femme et de la citoyenne ; quelque temps auparavant, alors que le Roi (face à la crise du pouvoir) a sollicité des cahiers de doléances dans toute la France, les habitants du village de Champagney demandent l’abolition de l’esclavage (qui a cours dans les colonies françaises), eux qui vivent loin des ports négriers et n’ont sans doute jamais rencontre d’esclave ; aujourd’hui encore, l’antispécisme s’appuie sur le même principe d’universalité étendu cette fois à tous les « êtres sensibles » (une expression sorite directement de la littérature philosophique du 18e siècle). Mais le principe est également actif, sous une forme à peine modifiée, chez Marx et Engels qui somment les prolétaires de tous les pays de s’unir, par-delà leurs différences, pour parvenir à un communisme conçu comme permettant l’épanouissement de l’humanité entière. Bien entendu, entre un idéal de principe et la réalité, il y a un grand écart, et les conservatismes de toutes sortes imposeront des restrictions multiples à l’universalisme déclaré des droits de l’homme et du citoyen : les femmes en seront les premières victimes et Olympe de Gouges guillotinée ; le suffrage, loin d’être universel, sera conçu dès le début de la Révolution sur l’opposition entre citoyens « actifs » (c’est-à-dire essentiellement les propriétaires terriens) et citoyens passifs (excluant femmes, domestiques et autres pauvres), et le vote sera effectivement censitaire à partir de 1791 (même si un bref épisode permet en 1792 d’élire la Convention au suffrage universel masculin) ; enfin l’esclavage aboli en février 1794 dans les colonies françaises sera bientôt rétabli par Napoléon en 1802.

Mais du côté de ceux qui exercent le pouvoir, des révolutionnaires à Napoléon, il s’agira de mettre fin aux particularismes de l’ancienne société qui s’opposent peu ou prou à l’universalisme de principe. Pour que la volonté du peuple puisse s’exprimer, il faut que ce peuple soit uni, et le français, c’est-à-dire le parler parisien, deviendra la langue de la France en effaçant patois, dialectes et langues régionales (même s’il faudra attendre l’instruction obligatoire pour que cela devienne effectif). Au niveau juridique, les principes universels de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sont désormais la règle qui s’étend à tout le pays, et Napoléon (encore lui !) achèvera ce processus par l’instauration d’un Code civil « bien rédigé, facile à interpréter, triomphe du droit écrit sur les coutumes ». C’est également la création de départements en 1790 à la place des anciennes régions de statut différent de l’Ancien Régime, l’instauration d’un système métrique en 1799 (à la place des coudées et des pouces variables selon le régions), le renforcement du pouvoir central (processus déjà largement entamé cependant par la monarchie absolue)… C’est à ce moment que se construit la nation, l’idée d’une Nation composée d’individus égaux que plus rien d’essentiel ne doit distinguer : la guerre venue des puissances étrangères va renforcer puissamment ce mouvement d’unification en imposant notamment l’image d’un peuple en armes contre l’ennemi extérieur. D’un côté s’impose à l’intérieur l’idée d’une nécessaire cohésion qui met fin aux particularismes, alors que, de l’autre, la division est désormais la règle entre les nations. Unification intérieure, hostilité extérieure, et ceux qui tentent de diviser la Nation sont des ennemis venus de l’extérieur ou leur complices comme les nobles émigrés ! À l’époque, alors que les autres pays européens sont encore des régimes monarchiques et/ou aristocratiques, la France se représente comme une nation supérieure, comme la seule Nation (si l’on excepte les États-Unis) porteuse des principes universels de la Révolution. Cela explique qu’en France, la Nation soit restée et reste encore largement un idéal de la gauche politique. Ainsi, la Commune de Paris en 1871 est une révolte populaire mais trouve pour une part son origine dans le refus de la défaite face à la Prusse et était animé « d'un patriotisme de gauche que la honte de la défaite exaspérait ».

La diversité linguistique de la France ancienne

Si l’on excepte la France, le nationalisme sera plutôt porté par la droite politique comme ça a été notamment le cas en Europe centrale après la Première Guerre mondiale dans des pays nouvellement créés (ou renaissants) comme la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie.… Mais dans ces nations supposément homogènes, il y avait d’importantes minorités perçues comme hostiles car soutenues de « l’étranger » voisin (Hongrois en Roumanie, Bulgares un peu partout, Allemands également dispersés, ou encore les Arméniens et les Kurdes dans la Turquie nouvelle…). Sans oublier bien sûr les Juifs, boucs émissaires partout désignés et stigmatisés. En outre, plusieurs de ces pays étaient des constructions « artificielles », réunissant des populations hétérogènes (Tchécoslovaquie, Yougoslavie). Dès lors, les revendications nationalistes d’une homogénéité « ethnique » refont surface, portées par des politiciens peut-être sincères mais surtout ambitieux qui préfèrent être les premiers dans leur village plutôt que les seconds à Rome. Mais il est important de voir que, comme en France à la Révolution, c’est le champ politique qui impose l’idée d’une « nation » homogène qui autrement serait « ingouvernable », d’une nation qui est nécessairement confrontée à d’autres nations voisines hostiles. Bien entendu, des différences linguistiques, ethniques, religieuses, culturelles et autres préexistent, mais ce sont des groupes politiques minoritaires qui les exacerbent pour parvenir, souvent de façon violente, au pouvoir. Et quand ça dégénère en conflit armé (trop facilement désigné comme « guerre civile »), les populations martyrisées sont d’abord sommées de « choisir leur camp » puis se retrouvent enfermées dans des haines qui, loin d’être « séculaires », sont nées des « malheurs de la guerre ».

Le nationalisme sous sa forme guerrière…
(Affiche de propagande américaine pendant la Première Guerre mondiale)
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » (Ernest Renan)

La Nation apparaît ainsi comme une transformation de l’universalisme des Lumières, un rétrécissement pourrait-on dire : c’est le « citoyen » qui venait derrière l’homme dans la fameuse Déclaration mais qui occupe à présent toute la place. Tous les citoyens sont libres et égaux pour autant qu’ils appartiennent à la même nation, qu’ils s’y fondent dans un creuset identitaire et qu’ils s’identifient à cette nation supposée essentiellement différente des autres. Mais, sous une forme ou sous une autre — nation ou humanité commune —, les sociétés présentes revendiquent toutes (on trouvera bien des exceptions…) une égalité de principe même si de multiples restrictions de fait y sont apportées. Car la véritable négation de l’égalité (comme l’a montré l’anthropologue Louis Dumont dans un ouvrage appelé précisément Homo hierarchicus) se trouve dans les sociétés hiérarchiques anciennes comme le système des castes en Inde, les trois ordres de l’Ancien Régime ou encore dans les empires : en leur sein, la hiérarchie permettait la coexistence (plus ou moins pacifique) de groupes hétérogènes mais hiérarchisés selon différents principes (la pureté en Inde, la service religieux ou le service armé sous l’Ancien Régime, l’appartenance à l’Islam sunnite dans l’empire ottoman, etc.). Un tel principe hiérarchique est devenu impensable dans des nations essentiellement individualistes (il n’y a plus de corps intermédiaire, de groupe dont l’appartenance serait assignée dès la naissance) et perçues comme homogènes, partageant une identité fondamentale, une humanité commune, plus importante ou plus essentielle que les différences sociales foncièrement arbitraires (ce qui explique par exemple que les féministes réaffirment constamment que le genre est une construction sociale). Et quand le principe égalitaire se restreint aux limites de la nation et prétend ne valoir que pour les supposés nationaux, c’est au nom d’une humanité universelle que l’on combat ce type d’inégalité, de racisme, de discrimination ou d’impérialisme.

Bien entendu, l’analyse (qui n’est pas personnelle et a été déjà faite par plusieurs historiens et anthropologues) porte ici essentiellement sur ces représentations sociales ou idéologiques, même si elles s’articulent indissociablement à des pratiques politiques, mais pour les historiens ou anthropologues dont je m’inspire, ce sont des idéologies profondément ancrées et qui, de ce fait, sont peu questionnées. Pour en donner un autre exemple moins sensible, quand on utilise une expression comme la « culture française », on pense spontanément que cette culture — expression de la nation — a une identité profonde dans toutes ses composantes, malgré leurs différences, identité qui permettrait de l’opposer globalement à la culture allemande ou italienne ou autre. Et beaucoup sont sans doute persuadés que les Wallons se ressemblent plus entre eux qu’ils ne ressemblent aux Flamands (qui pensent eux aussi que…). Bien entendu, cela ne signifie pas que l’on soit définitivement prisonnier de ce genre d’idéologies (qui sont traversées d’ailleurs par des tensions comme celles que j’ai évoquées), mais elle sont suffisamment prégnantes pour expliquer pour une part des événement comme la guerre civile au Liban (dont les racines de la guerre civile ont bien été analysées par Georges Corm dans Géopolitique du conflit libanais et L’Europe et l’Orient) et l’éclatement de l’ex-Yougoslavie.

mercredi 14 février 2024

À propos de l'idéologie universaliste

Les sociétés traditionnelles

L’histoire de la pensée sociale des Lumières, définie sommairement comme « universaliste », est aujourd’hui bien documentée. Loin d’être « naturels » ou spontanés, les idéaux d’égalité, de liberté et de fraternité, tels qu’énoncés en particulier dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, sont des constructions sociales et historiques qui n’ont rien d’« universel ». Cela apparaît clairement lorsqu’on considère les représentations que les sociétés traditionnelles se font d’elles-mêmes et qui sont dominées par une idéologie « holistique », selon l’expression de l’anthropologue Louis Dumont : dans une telle conception, l’individu n’existe pas ou est secondaire, entièrement subordonné à son groupe d’appartenance. La pensée sociale des sociétés traditionnelles est une pensée des « groupes » qui la composent et des divisions qui l’organisent. Et la première de ces divisions est sans doute, comme le pense Françoise Héritier, celle entre les hommes et les femmes, mais également entre les générations anciennes et nouvelles, entre adultes et enfants. Si les sociétés pensent ces divisions de diverses manières, ces différences sont perçues universellement et organisent de façon spécifique chaque société, notamment par les règles de parenté qui vont déterminer à quel groupe appartiendra l’enfant qui naît.

Un exemple classique est celui des tribus organisées en « moitiés ». Ce système dualiste a de nombreuses fonctions dont très souvent celle de régler les mariages : les moitiés peuvent être endogames (comme chez les Hidatsa, les Fox, les Creek ou les Yuki) ou exogames. Dans ce cas, la filiation dans les moitiés peut être de type patrilinéaire ou matrilinéaire (l’enfant appartient à la « moitié » de son père dans le premier cas, de sa mère dans le second). Cela explique que, dans ce type de société à moitiés exogames, un homme puisse se marier avec sa cousine croisée (la fille de la sœur de son père ou du frère de sa mère) qui appartient à l’autre moitié, mais pas avec sa cousine parallèle (la fille du frère de son père ou de la sœur de sa mère).

Cette division de la tribu en moitiés ne se limitait généralement pas à des règles matrimoniales et affectait fréquemment l’ensemble des activités sociales. Il existait ainsi le plus souvent entre les phratries des devoirs mutuels et de multiples liens de réciprocité : chez les Iroquois par exemple, lors d’un décès, c’étaient les membres de la moitié opposée à celle du défunt qui se voyaient confier les principaux rôles dans l’organisation des funérailles.

Cette organisation dualiste se répercutait en outre souvent dans la disposition spatiale de la tribu et de ses membres. Le plan ci-dessous (simplifié) est celui d’un village Winnebago, une tribu siouan des grands lacs américains, divisée en deux moitiés appelées « ceux d’en haut » et « ceux de la terre », moitiés exogamiques liées par différents droits et devoirs réciproques (comme celui de célébrer les funérailles d’un membre de la moitié opposée).

(D’après Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale)

Mais cette pensée « holistique », qui est d’abord sensible aux différences et aux divisions sociales (qu’elle organise elle-même) est aussi une pensée qui spontanément hiérarchise les oppositions comme l’a bien souligné Françoise Héritier à propos de la différence entre masculin et féminin. De la même façon, l’opposition entre « eux » et « nous », entre la société d’appartenance et les « étrangers » est tout aussi prégnante dans toutes les sociétés humaines et tout aussi hiérarchisée selon le topos classique opposant les Hellènes aux « barbares » qu’on pouvait réduire en esclavage. Enfin, cette « idéologie holistique »1 implique très généralement l’idée de complémentarité et de réciprocité : chaque groupe est censé remplir une fonction spécifique comme dans la société d’Ancien régime où les clercs priaient pour le salut de tous, les nobles offraient leur protection armée à tous, et où enfin le Tiers État, essentiellement les paysans, nourrissaient tout le monde… C’est la réciprocité entre les groupes hiérarchisés qui explique, au moins pour une part, que les dominés acceptent une domination qui, le plus souvent, n’est pas mesurable2 même si elle leur est défavorable. Bien entendu, ce type d’idéologie « holistique » est aussi une idéologie au sens marxiste du terme c’est-à-dire un système de représentations qui, à la fois, organise la domination et l’exploitation, et qui la justifie.

Historiquement, l’état de nature, tel que le pensait Rousseau, foncièrement égalitaire, est donc une fiction, et toutes les sociétés anciennes étaient organisées et se pensaient sur un mode holistique et hiérarchique. Ce qu’on désigne aujourd’hui comme la révolution néolithique avec le développement de l’élevage et de l’agriculture a permis à la fois une accumulation et une appropriation des ressources ainsi qu’un accroissement des inégalités, mais n’est pas à l’origine de cette idéologie « holistique » déjà présente dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs et qui se retrouve dans toutes (?) les sociétés anciennes.

La philosophie des Lumières

L’universalisme des Lumières est donc une exception historique dont la genèse est aujourd’hui largement documentée. On peut sans doute remonter au christianisme qui met à égalité tous les croyants face à un dieu unique et omnipotent : cette égalité suppose cependant une différence entre le monde divin et la cité profane (il faut « rendre à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu »), même si le christianisme premier s’ouvre en particulier aux réprouvés (la pécheresse), aux pauvres et aux exclus (car, au royaume des cieux, « Beaucoup de premiers seront derniers et de derniers premiers »). Le destin du christianisme s’éloignera rapidement, on le sait, de cette voie « égalitaire » avec le développement d’une Église puissante, triomphante et extrêmement hiérarchisée.

Néanmoins, c’est au niveau d’une certaine intériorité — celle de la croyance, celle de la foi — que s’établit une égalité essentielle entre les fidèles au-delà des différences extérieures de rang, de statut ou de richesse. Le rationalisme cartésien (mais pas seulement) creusera cette différence entre l’intériorité et l’extériorité en affirmant, d’une part, que « le bon sens est la chose la mieux partagée » entre les hommes, et, d’autre part, que c’est par un repli sur l’intériorité, sur la conscience de soi, qu’on accède à la vérité universelle : « Je pense donc je suis ». La vérité n’est plus reçue de l’extérieur (de l’autorité religieuse et des traditions), elle résulte du libre exercice de la raison débarrassée des préjugés et des opinions multiples et contradictoires de la société (ou plus exactement des différentes sociétés puisque, comme le rappelle Pascal, « vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà »). L’argumentation cartésienne (qui, elle-même, s’appuie sur des vérités nouvelles comme la révolution copernicienne) deviendra au siècle suivant un formidable outil de critique sociale, puisque la vérité n’appartient plus à la société environnante mais résulte du libre exercice de la raison individuelle. C’est ainsi que Rousseau, en tête de son Discours sur l’origine de l’inégalité, rejettera « les livres de [nos] semblables qui sont menteurs », et s’inspirera seulement de « la Nature qui ne ment jamais ». Il précise d’ailleurs que, son sujet concernant « l’homme en général », il prendra « un langage qui convienne à toutes les Nations » en « oubliant les temps et les lieux », adoptant ainsi une posture valable universellement. Cette attitude est nouvelle et profondément individualiste puisque, entre l’individu et la vérité universelle, il n’y a que des opinions sociales contingentes, arbitraires et préjugées. L’individu doué de raison et/ou de sensibilité3 est désormais le seul juge de la valeur des choses, et, comme dirait Descola, c’est cette égalité « intérieure » des êtres humains qui est essentielle et qui permettra à Rousseau de fonder leur supposée égalité naturelle malgré les évidentes différences et distinctions sociales.

Le rationalisme cartésien procède dans un premier mouvement d’un doute systématique à l’égard des opinions sociales préconçues, des « préjugés » mondains, des coutumes diverses, des croyances et des fables reçues sans réflexion, des impressions données par des sens trompeurs… ; ce doute systématique, qui exige de soumettre toutes les croyances à l’aune de la raison, entraîne un repli sur soi, sur la sphère la plus intime, celle de la conscience de soi, et débouche sur la seule certitude évidente : « je pense, donc je suis » ; d’autres vérités s’imposent alors immédiatement comme la distinction entre une substance, « l’âme », « dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser », et le corps, ainsi que l’évidence d’un être plus parfait que le sien, « infini, éternel, immuable, tout-connaissant, tout-puissant », à savoir Dieu. Par le doute systématique, Descartes accède ainsi à une certitude intime qui coïncide avec une vérité universelle par-delà les préjugés de la sphère sociale. Le troisième temps de la réflexion cartésienne est sans doute moins explicité que concrètement pratiqué : il s’agit de communiquer par l’écrit cette vérité due seulement à « l’évidence de notre raison ».

C’est ce triple mouvement que l’on retrouve dans la philosophie des Lumières qui commence par soumettre tous les préjugés, les « livres menteurs » dont parle Rousseau, à une critique radicale, qui souligne leur diversité, leur fragilité, leurs contradictions, en se référant à des Principes supposés universels, « certains et invariables » qui sont ceux de la Nature. Mais c’est par un effort individuel, celui d’un individu raisonnable ou sensible, capable de dégager ces principes fondamentaux dont découlent tous les autres, qu’il est possible d’atteindre la Vérité qui fera ensuite l’objet d’un Discours fondé sur la certitude intime d’une conscience débarrassée des « préjugés ».

Bien entendu, cette idéologie critique apparaît dans un contexte précis, celui de l’Ancien Régime caractérisé en France par deux traits principaux : c’était, d’une part, une société d’ordres hiérarchisés — clergé, noblesse, tiers état (même si cette tripartition masquait largement d’autres divisions au sein en particulier du tiers état) —, et, d’autre part, une monarchie qui se voulait absolue et où le souverain régnait seul sur l’ensemble de ses sujets et se distinguait d’eux. L’égalité des citoyens affirmée par la Révolution française rejettera ainsi la hiérarchie des ordres, et la liberté s’opposera à la « tyrannie » et au « despotisme » du souverain.

L’universalisme des Lumières repose donc sur une qualité intérieure essentielle, plus importante que les différences extérieures, qu’il s’agisse de la raison (pour Descartes et d’autres) ou de la sensibilité (chez Rousseau). Plusieurs remarques doivent être faites à ce propos.

La première est que ce type d’argumentation universaliste a immédiatement connu des restrictions. Rousseau lui-même, le plus radical des philosophes défenseurs de l’égalité, propose dans l’Émile une éducation différente selon le genre et fondamentalement inégalitaire (ce qui lui vaudra d’ailleurs dès le 18e siècle la critique d’une féministe comme Mary Wollstonecraft qui dénonçait dans la Défense des droits des femmes (1792) les incohérences et des contradictions de sa pensée en ce domaine). Ce genre de restrictions traversera également la politique des Révolutionnaires qui n'accorderont le droit de vote qu’aux « citoyens actifs » au détriment des citoyens « passifs » (essentiellement les pauvres des villes) et bien entendu des femmes. En France, le suffrage deviendra « universel » en 1848 seulement, mais les femmes devront encore attendre 1944 et la Libération pour se voir accorder le droit de vote. Semblablement, en 1802, Napoléon Bonaparte, alors premier consul, n’aura pas de scrupules à rétablir l’esclavage dans les colonies françaises, aboli pourtant par la Convention en 1794.

Le système argumentatif développé par Descartes et les philosophes des Lumières conservera cependant toujours son potentiel d’universalisation. Ainsi, lorsque la Révolution énonce la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Olympe de Gouges dénonce quant à elle, à travers sa Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne de 17914, l’exclusion des femmes de la sphère publique et politique, exclusion exercée spontanément par les Révolutionnaires. Elle avait d’ailleurs été précédée dans cette voie par Condorcet qui, l’année précédente, défendait déjà l’admission des femmes au droit de cité, en distinguant à nouveau l’égalité naturelle des femmes et des hommes (fondée sur leur intériorité raisonnable et sensible), de leurs différences extérieures ne résultant que de l’éducation et de « l’existence sociale »5. Bien entendu, c’est au nom de ce même principe d’universalité que les suffragettes réclameront de plus en plus vivement le droit de vote dans les différents pays occidentaux (et ailleurs aussi).

On remarquera que l’argumentation universaliste a une influence en profondeur sans doute moins visible, malgré toutes les restrictions6 que d’aucuns veulent ou ont voulu lui imposer : c’est cet argument qui explique, au moins pour une part, que des assemblées exclusivement ou majoritairement masculines aient pu accorder le droit de vote aux femmes ainsi que plus tard la dépénalisation de l’avortement. Il faut bien supposer que ces parlementaires ont été sensibles, même si ce fut souvent avec beaucoup de retard et de délais, aux principes universels d’égalité et de liberté individuelle (inscrits dans la plupart des constitutions avant d’être repris dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’Organisation des Nations Unies), pour étendre à toutes les femmes des droits qui étaient abusivement réservés aux hommes.

Il faut revenir à ce propos sur la question de l’esclavage et de la colonisation. Contrairement à ce que prétendent les militants décoloniaux, la traite des Noirs puis la colonisation ne se sont pas effectuées sous le paravent de l’universalisme de Lumières : au niveau idéologique (masquant bien entendu d’abord des intérêts économiques), ces entreprises se sont faites au nom de la Foi d’abord, puis de la Civilisation, du Progrès, du Développement ensuite et surtout de la supposée supériorité de la race blanche, qui sont des valeurs foncièrement hiérarchiques à l’opposé des valeurs universelles d’égalité et de liberté. Le fait que la traite des Noirs en particulier ait culminé au 18e siècle n’est pas du tout la preuve qu’elle soit liée à la philosophie des Lumières, la concomitance (très approximative d’ailleurs) des deux événements ne permettant pas de conclure à une relation de causalité7. Plusieurs faits démontrent le contraire.

Ainsi, l’on a retrouvé dans les Cahiers de doléances adressés au roi à la veille de la Révolution le « vœu » du village de Champagney qui condamne l’esclavage des « nègres » et demande son abolition, alors qu’aucun habitant de ce village n’avait sans doute rencontré à l’époque d’esclave ni de Noir. Même si une telle doléance fut rare, d’autres cahiers demandent l’abolition de l’esclavage mais également de la traite au nom de la foi chrétienne et de l’humanité commune : l’universalisme des Lumières a suffisamment pénétré les esprits pour que des paysans français ne se soucient pas uniquement du sort de leur groupe d’appartenance (comme dans les sociétés traditionnelles) et considèrent qu’une institution comme l’esclavage, aussi répandu de par le monde soit-il, contrevient aux principes d’une nature commune à tous les individus.

Et ce sont bien entendu les principes d’égalité et de liberté inscrits dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui amèneront les membres de la Convention à décréter l’abolition de l’esclavage en février 1794, bien avant donc que l’Angleterre ne prenne une décision similaire. Et l’on sait que la révolte des esclaves à Saint-Domingue en août 1789 trouve pour une part son origine idéologique chez des esclaves et des affranchis qui, au contact des Blancs, ont eu connaissance des événements en France et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Si les révoltes d’esclaves ont toujours existé — qui ne se souvient de Spartacus ? —, l’enjeu idéologique — même s’il n’est bien sûr pas pressenti par tous de la même manière — est bien celui d’une égalité de nature entre tous les hommes, libres ou esclaves, blancs ou noirs, comme en témoigne notamment la proclamation (en créole !) du révolutionnaire girondin Léger-Félicité Sonthonax décrétant l’abolition générale de l’esclavage dans l’île.

On remarquera encore qu’Olympe de Gouges, qui étend les droits de l’homme à la citoyenne, se range également dans le camp anti-esclavagiste puisqu’elle affirme que l’infériorité supposée des Noirs n’est pas un fait de Nature mais n’existe que dans « l'injuste et puissant intérêt des Blancs » (même si, plus tard, elle condamnera les « cruautés » des esclaves révoltés). Malgré toutes les ambiguïtés des uns et des autres, malgré toutes les restrictions que certains veulent mettre aux principes d’égalité et de liberté, leur affirmation basée sur une supposée nature commune à tous les êtres humains a un potentiel d’universalisation qui est immédiatement perçu par les penseurs, philosophes et politiques (hommes et femmes) de l’époque8.

Après la Révolution…

La Révolution, avec sa déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui s’imposera sous différentes formes aux autres pays européens9 notamment lors des révolutions européennes de 1848, transforme cependant un instrument de critique sociale (la philosophie des Lumières) en réalité sociale reconnue par tous (bien que variable selon les pays et les époques). En France, les principes de liberté et d’égalité, qui ne seront pas remis en cause malgré les soubresauts politiques, s’imposeront comme une évidence sociale mais susciteront cependant trois grands types de réactions idéologiques.

La première qu’on appellera l’individualisme artiste ou romantique, apparaît dès le début du 19e siècle et se caractérise par une « argumentation » du type suivant : si tous les individus sont libres et égaux, cela signifie qu’il n’y a plus d’autorité supérieure à l’individu ou, plus exactement, qu’il n’y a aucun corps intermédiaire entre l’individu et la société englobante ; ce qui crée un conflit potentiel entre les deux comme l’affirme clairement Vigny dans Stello : « l’homme a rarement tort, et l’ordre social toujours ». L’individu devient la valeur suprême, et la société doit lui être subordonnée. Paradoxalement, dans cette formule idéologique, l’individu ne fait pas partie de la société englobante qu’il perçoit comme extérieure, hostile, médiocre ou mauvaise, et l’artiste, le poète, l’écrivain, le génie valorise sa propre intériorité qui le différencie des autres hommes, qui l’éloigne, comme le spleen de Baudelaire, de la foule, qui le distingue comme l’ironie distanciée de Flaubert des bourgeois imbéciles. C’est la singularité qui fait la valeur de l’individu artiste à rebours du conformisme social. Cette formule ne s’épuise pas au 19e siècle et est encore très présente aujourd’hui comme l’ont montré Christian Boltanski et Ève Chiapello qui en ont même fait le moteur du Nouvel Esprit du capitalisme, valorisant l’épanouissement personnel, l’authenticité, l’originalité, l’autonomie individuelle et condamnant toute forme de hiérarchie, de conformisme, d’embrigadement et de subordination. A contrario, la « société » sera accusée de façon indistincte d’être responsable de toute une série de maux, sans doute bien réels, comme ceux aujourd’hui dénoncés (les violences conjugales, le suicide des adolescents, le sort des personnes âgées dans les maisons de retraite, le harcèlement de rue…), mais, comme la Société est en fait une réalité indéfinie, c’est l’État (censé incarner la volonté commune) qui est interpellé pour résoudre ces problèmes « sociaux »10.

En cela, l’individualisme artiste rejoint pour une part la critique des différents mouvements socialistes. L’affirmation des droits de l’homme et du citoyen en 1789 n’a évidemment pas mis fin aux tensions et aux divisions sociales bien réelles, et le socialisme avec ses différents courants qui émergent au début du 19e siècle, part de ce constat d’évidence pour critiquer une conception purement formelle des droits individuels qui ne tient pas compte des différences socio-économiques. Mais ces revendications se font cependant au nom d’un universalisme jugé inabouti : l’égalité n’est que juridique et elle doit devenir sociale ou économique. La conception marxiste de l’histoire est de ce point de vue éclairante. Comme on le sait, l’histoire pour Marx est l’histoire de la lutte des classes, et la Révolution de 1789, malgré l’universalisme affirmé des droits de l’homme et du citoyen, consacre en réalité la propriété bourgeoise prenant le pas sur l’ancienne propriété féodale. C’est entre la bourgeoisie désormais dominante et le prolétariat industriel de plus en plus nombreux que désormais se joue essentiellement la lutte des classes. Mais, héritier lointain de Hegel, Marx attribue au prolétariat un rôle beaucoup plus important, car la révolution prolétarienne signifiera — après la phase transitoire de la dictature du prolétariat — la fin de l’exploitation capitaliste mais également de toute exploitation en signant ainsi plus largement la fin de l’Histoire. Autrement dit, le prolétariat a une vocation universelle à faire disparaître l’exploitation de l’homme par l’homme et à transformer l’égalité « abstraite » des droits de l’homme en réalité « concrète ». Il s’agit bien sûr d’une idéologie que le « socialisme réel » — qu’il s’agisse des pays communistes ou des partis politiques sociaux-démocrates en Europe occidentale et ailleurs — ne réalisera jamais, mais la célèbre formule du Manifeste du Parti communiste « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » traduit bien cette volonté universaliste (et sans doute quelque peu utopique) du marxisme mais aussi de la gauche politique en général11.

Dans une perspective similaire, différents mouvements affirmeront que les principes d’égalité et de liberté ne sont pas réellement universels puisqu’ils excluent des populations comme les femmes et les colonisés, auxquelles il convient d’accorder les mêmes droits qu’aux « citoyens ». Les suffragettes à la fin du 19e siècle exigeront ainsi avec force un droit de vote qui leur est encore refusé, en contradiction avec le principe même d’égalité, au nom d’une supposée « incapacité » de fait, relevant en fait des préjugés. Les mouvements de décolonisation en Afrique coloniale française trouveront quant à eux leur origine chez des intellectuels africains éduqués en métropole et qui « retourneront » contre la puissance coloniale ses propres principes d’universalité : « Si la France avait trahi ses propres valeurs, écrira Léopold Sedar Senghor, les Africains devaient s’en emparer. » Bien entendu, l’histoire intellectuelle de la décolonisation est beaucoup plus complexe et s’appuiera en particulier sur un nationalisme beaucoup plus mobilisateur dans les différents pays colonisés.

Le nationalisme constitue d’ailleurs la troisième grande réaction à l’affirmation générale d’égalité et de liberté en Occident. Alors que les tensions sociales sont particulièrement vives en Europe et ailleurs, on va assister à une montée des nationalismes qui transpose au niveau des supposées nations le principe d’égalité censé régner entre citoyens. Ce mouvement des nationalités, comme on le sait, débouchera au cours du 19e siècle puis au 20e siècle sur le démembrement des grands empires multiethniques comme l’empire austro-hongrois ou l’empire ottoman. La formulation idéologique du nationalisme opposera la nation supposément homogène ethniquement (ce qui est en fait un conséquence implicite de l’égalité citoyenne) aux autres nations extérieures, perçues comme hostiles ou dominantes. Dans cette perspective, les différences internes à la nation sont réputées mineures ou secondaires par rapport à la concurrence des nations. La nation, qui se perçoit comme injustement dominée, revendique dès lors son autonomie ou son indépendance qui la mettrait au même niveau que les autres12. Et effectivement, les mouvements nationalistes déboucheront sur l’indépendance des pays notamment colonisés au prix cependant d’une homogénéisation ethnique, plus ou moins violente, comme on l’a vu en ex-Yougoslavie ou en Algérie : après la longue guerre d’indépendance, le dirigeant nationaliste Ahmed Ben Bella, arrivé au pouvoir en 1962, n’envisageait absolument pas « une Algérie avec 1 500 000 Pieds Noirs », même si cette volonté d’exclusion n’est qu’un des facteurs expliquant le départ de la majorité de ceux-ci vers la métropole. En cela, le nationalisme (avec ses multiples variantes) constitue une réaction à l’universalisme des Lumières, mais également son renversement.

Cela apparaît clairement quand on considère la pire des dérives nationalistes à savoir le racisme européen et plus particulièrement l’antisémitisme qui émerge sous une forme nouvelle au 19e siècle. Alors que l’égalité est censée régner à l’intérieur de la nation, l’antisémitisme va « créer » un ennemi intérieur, le « Juif », rendu responsable de tous les « malheurs » de la nation. On voit très bien comment cette idéologie s’appuie sur une supposée homogénéité ethnique (qu’on appelle aujourd’hui « identité ») pour désigner le traitre, l’apatride, le cosmopolite, l’étranger de l’intérieur qui nuit par sa présence même à la nation. On a beaucoup insisté sur le passage d’un antisémitisme chrétien à un antisémitisme « biologique », pseudo-scientifique, mais il faut également voir comment une égalité de principe a pu entraîner indirectement une transformation des valeurs hiérarchiques anciennes — que défendaient en particulier les héritiers de la noblesse d’Ancien Régime porteurs d’un mythique « sang bleu »13 — en exclusion brutale d’une « race » supposée extérieure et essentiellement différente du reste de la nation. La logique hiérarchique qui était dans les sociétés traditionnelles fondées sur la supposée complémentarité des groupes inégaux débouche alors sur une « logique » d’exclusion sinon d’anéantissement des groupes jugés « inférieurs ».

Aujourd’hui

Ce bref historique vise à souligner que l’égalité des droits n’est ni une réalité naturelle, ni une attitude spontanée, immédiatement partagée par tous, en particulier par les individus ou les groupes dominés : si, à toutes les époques, il y a sans doute eu des révoltes d’esclaves, des jacqueries de paysans, des refus plus ou moins violents, plus ou moins sournois, de payer impôts ou contributions aux puissants du moment, ces mouvements ne visaient pas à établir ou rétablir une supposée égalité naturelle entre tous et toutes mais à améliorer concrètement le sort présent des dominés. L’égalité entre les citoyens est une notion nouvelle qui apparaît progressivement en Occident et qui s’appuie sur l’idée d’une nature intérieure14, commune à tous les humains, alors que s’imposent visiblement des différences externes, qu’elle soient physiques ou sociales15. L’idéologie « holiste », qui pense d’abord les différences entre groupes, est de ce point de vue la plus commune et la plus répandue dans les sociétés connues, et l’individualisme, effet de l’universalisme des Lumières, qui affirme les droits individuels par rapport aux hiérarchies sociales est une exception historique.

Malgré des résistances, cette conception nouvelle s’est largement répandue jusqu’à la Déclaration universelle des droit de l’homme par l’Organisation des Nations Unies, qui fut édictée dans un contexte particulier, celui de la fin de la Seconde Guerre mondiale et de la victoire sur le nazisme dont le racisme antisémite avait débouché sur l’horreur des camps de concentration et d’extermination découverts par les Alliés en 1945. Parallèlement et plus ou moins contradictoirement, l’on a souvent souligné — au moins depuis Karl Marx — qu’il s’agissait là d’une conception formelle, abstraite de la réalité, ne tenant pas compte des inégalités concrètes entre individus, groupes ou nations.

C’est sans aucun doute vrai, même si les droits ont une réalité propre qui se traduit dans des faits concrets comme on le voit avec la judiciarisation croissante de nos sociétés, et comme on le voit aussi dans des sociétés qui limitent avec une plus ou moins grande brutalité l’exercice de ces droits ! En outre, et c’est sans doute plus important, l’universalisme est d’abord et avant tout un dispositif discursif et argumentatif qui a seulement un potentiel d’universalisation (et pas un réel « pouvoir »). Et ce potentiel dépend évidemment des individus qui y recourent ou qui, au contraire, lui imposent des restrictions diverses visant différents groupes, qu’il s’agisse des femmes, des esclaves, des colonisés, des homosexuels ou des « étrangers ». Tous ceux, toutes celles qui ont lutté et qui luttent encore pour une extension des droits des groupes discriminés mais également de la nature de ces droits (droit sociaux, droit à l’avortement, droit au mariage pour tous…) s’appuient nécessairement sur une argumentation de type universaliste en dénonçant l’incohérence de ceux qui veulent imposer différentes restrictions aux droits individuels.

Par ailleurs cependant, les puissants États occidentaux, en particulier les États-Unis et la France, se sont emparés des Droits humains pour justifier plusieurs de leurs interventions impérialistes (contre la Serbie, contre le régime de Kadhafi en Libye, en Somalie, etc.)16, prêtant le flanc à l’accusation de pratiquer un « deux poids, deux mesures » (notamment en ce qui concerne les États-Unis refusant d’intervenir au Rwanda où un génocide était en cours). L’on comprend alors que le droit international (dont les droits de l’homme constitueraient la clé de voûte) soit perçu par beaucoup comme un simple paravent idéologique à des politiques impérialistes.

C’est dans ce contexte qu’apparaît ce qui se nomme l’intersectionnalisme. Il s’agit d’abord, comme on le sait, d’une prise en compte des différentes formes de domination qui se croisent et se superposent et qui font qu’une femme noire aux États-Unis est dans une situation spécifique par rapport à une femme blanche de la Middle Class. Comme outil d’analyse, l’intersectionnalisme a certainement sa pertinence, même si d’aucuns reprochent à la plupart de ces analyses de minimiser le rôle central des classes sociales et des différences socioéconomiques. D’un point de vue politique cependant, l’opposition entre intersectionnalisme et universalisme peut sembler maladroite.

En effet, l’intersectionnalisme en mettant l’accent sur les dominations accumulées par certains groupes (effectivement fortement discriminés) ne peut intellectuellement que se réclamer d’un principe d’égalité qui, en l’occurrence, est violé : l’idéal d’égalité entre les individus reste nécessairement visé dans le combat en faveur de tel ou tel groupe. Mais en opposant approche intersectionnelle et approche universaliste (au niveau de la « raison pratique »), la politique intersectionnelle débouche sur une démarche communautaire sinon communautariste : seuls les membres du groupe — doublement ou triplement opprimés — sont alors concernés, et ils ou elles perdent dans la lutte toute alliance avec les défenseurs de l’universalisme. En effet, pourquoi ceux qui n’appartiennent au groupe concerné défendraient-ils sa cause si les principes d’égalité universelle ne sont plus invoqués (et sont même parfois dénoncés comme mensongers comme le prétendent notamment les militants décoloniaux) ? On voit bien la dérive communautariste qui s’en suit, où chaque groupe se lance dans une concurrence victimaire17, suscitant l’hostilité des autres groupes, incapable de trouver des alliés au-delà de son cercle restreint. En outre, la violence des polémiques renvoie (selon un principe psychosocial bien connu) les individus à leur supposé groupe d’appartenance, figeant et durcissant les oppositions de telle manière que les uns ne reconnaissent plus ou minimisent les oppressions subies par les autres. Cette évolution n’est pas seulement un risque théorique, et l’on voit aux États-Unis comment la lutte contre la ségrégation raciale dans les années 1960 a pu être menée conjointement par les Noirs et de nombreux activistes juifs au nom d’une dénonciation universaliste du racisme, alors qu’on assiste aujourd’hui à un repli de chacune de ces communautés sur son ou ses propres combats (sans oublier une droite politique qui dénonce les « discriminations positives » comme de supposés « privilèges »).

 

Que conclure de tout cela ? Les idées n’ont pas d’efficace propre, et ce sont les individus qui les défendent et qui les transforment en mouvements d’opinion plus ou moins importants. Et bien entendu, elles peuvent être instrumentalisées comme l’ont montré à l’envi les récentes interventions occidentales de par le monde au nom de la supposée défense des droits humains. Mais les idées ou idéologies ont une potentiel des conviction différent : l’universalisme des Lumières s’est largement répandu, sous des formes évidemment très diverses, dans toutes les régions du monde, notamment parce que c’est un outil de revendication pour tous les groupes dominés. Néanmoins, il implique que le groupe défendu puisse lui-même se penser comme universel, ce que le nationalisme par exemple ne peut pas faire ; en revanche, le nationalisme a un fort pouvoir d’attraction dans des pays qui sont en conflit ouvert avec d’autres ou qui se sentent menacés (à tort ou à raison) dans la compétition internationale, qu’elle soit politique, économique, militaire ou autre18. On ne peut échapper aux conflits entre groupes sociaux, entre classes, entre pays, entre nations, entre régions, mais la manière de penser ces conflits influencera pour une part sur leur déroulement : l’intersectionnalisme aura sans doute un effet fédérateur plus intense au sein du groupe concerné, mais moins large au niveau social, l’universalisme produisant les effets inverses.

Pour terminer, on remarquera que l’universalisme (comme d’ailleurs l’intersectionnalisme) ne définit que des principes, des valeurs, qui ne permettent pas de déterminer de façon précise des politiques concrètes. Pour prendre un exemple simple sinon simpliste, l’universalisme permet d’affirmer que le congé parental doit être équivalent pour les hommes et les femmes, mais pas quelle doit être sa durée : les personnes qui choisissent de ne pas avoir d’enfants et qui paient d’une façon ou d’une autre pourront par exemple estimer qu’il est trop généreux. Ce point méritera, mériterait un autre développement.


1. C’est l’anthropologue Louis Dumont qui définit l’idéologie comme « l’ensemble des idées et des valeurs communes dans une société », et qui, dans cette perspective, oppose la hiérarchie (illustrée en particulier par le système des castes en Inde) et l’égalité, et, plus profondément, le « holisme » et l’individualisme (Homo aequalis, Paris, Gallimard, 1977).
2. C’est l’économie monétaire qui permettra en particulier de mesurer précisément l’exploitation et donc d’en prendre conscience. L’argent, l’équivalent général dont parle Marx, permet la comparaison et rend donc visible les inégalités perçues auparavant de façon seulement intuitive. (Et, avant l'économie monétaire, c'est l’arithmétique qui donnera la mesure de choses, de biens, d’animaux, d’humains même, dont l'inégalité était essentiellement qualitative.)
3. On voit facilement ce qui distingue radicalement la position de Rousseau d’une charité — d’inspiration chrétienne ou autre — qui commande de prendre soin des plus pauvres ou des plus malheureux, sans remettre cependant en cause les hiérarchies existantes, même si l’appel à la charité s’appuie sur le vague sentiment d’une humanité partagée au-delà des différences sociales.
4. Tout au long des 17e et 18e siècles se multiplient déjà dans l’optique universalisante des Lumières des écrits féministes en faveur de l’égalité des genres, les inégalités apparentes et extérieures étant considérées seulement comme le fruit d’une éducation infériorisant les femmes. (Pour une analyse plus approfondie des textes de Jean-Jacques Rousseau : Aurélie Knüfer, « À quoi bon lire Rousseau en féministe ? » dans Nouvelles Questions Féministes 2020/2 (Vol. 39), pages 107 à 122.)
5. Il faut prendre en considération les très nombreuses observations ethnologiques qui mettent en évidence le caractère historiquement et socialement exceptionnel des revendications féministes d’égalité : « non seulement la domination masculine est attestée dans toutes les sociétés (sans État ou à État, sans richesse ou à richesse, sans classes ou de classes, etc.), à quelques rares exceptions près qui ne sont jamais des inversions complètes, mais le plus souvent des atténuations de l’oppression avec rééquilibrage de pouvoirs distincts ; mais […] elle est souvent particulièrement forte dans les sociétés sans richesse » (Bernard Lahire, Les structures fondamentales des sociétés humaines. Paris, La Découverte, 2023, p. 817).
6. La notion de capacité intérieure explique que nous admettons très généralement que les enfants soient privés (avec de menues exceptions) du droit de vote. Un militant libertaire, Yves Bonnardel, imprégné d’égalitarisme, a cependant dénoncé de façon virulente la domination parentale dans un ouvrage préfacé par la sociologue féministe Christine Delphy qui dénonce le fait que « dans toutes les sociétés connues, les enfants sont les possessions de leurs “parents” ». De façon similaire, au nom du même principe égalitaire, les canons de la beauté en particulier féminines sont souvent dénoncés comme des constructions sociales arbitraires et forcément injustes, toutes les femmes étant supposément également « belles ».
7. La causalité est même inverse dans le cas de l’Angleterre où se développent au 18e siècle plusieurs sociétés antiesclavagistes qui réagissent évidemment à l’essor grandissant de la traite transatlantique (interdite en 1807) et de l’esclavage (interdit en 1838). En Angleterre, contrairement à la France dominée par l’Église catholique, de nombreuses sectes protestantes (en particulier les quakers) sont porteuses d’un fort courant égalitariste, ce qui explique leur rôle central dans l’émergence d’un mouvement antiesclavagiste.
8. Les ambiguïtés souvent relevées de plusieurs philosophes des Lumières à l’égard de l’esclavage (comme des écrits féministes de l’époque) s’appuient sur des restrictions mises aux principes d’universalité qui s’appliquent à tous les êtres humains, la « Nature » ne permettant pas de faire de distinction entre eux. Et c’est du côté de l’Église catholique qu’on trouve la première argumentation en faveur d’une telle restriction puisqu’elle qu’elle établit une distinction fondamentale entre les croyants et les « païens » évidemment susceptibles d’être réduits en esclavage. Comme pour les restrictions mises à la condition des femmes par Rousseau, les restrictions mises à l’universalisme des Lumières en ce qui concerne l’esclavage doivent recourir à des arguments de fait — l’ancienneté de « l’institution », la supposée sauvagerie des Noirs… — qui sont développés à un niveau inférieur à celui de la Vérité des principes. C’est toujours des faits, éminemment contingents, qui sont opposés à l’universalisme des droits. De ce point de vue, le penseur des Lumières le plus cohérent est sans doute Nicolas de Condorcet, membre de la Société des amis des Noirs, antiesclavagiste, défenseur de la cause des femmes, partisan de la liberté religieuse (en faveur notamment des protestants), défenseur de l’intégration des Juifs à la Nation.
9. États-Unis et Angleterre avaient bien sûr déjà leurs propres déclarations de droits (Bill of Rights, dix premiers amendements à la Constitution américaine). « Dans les constitutions européennes, postérieures à l’époque de 1848, ces catalogues de droits [inspirés de la Déclaration française] ont été reproduits sur une grande échelle. Il en a été ainsi, notamment, dans la constitution prussienne du 31janvier 1850, et aussi dans la loi fondamentale de l’Empire d’Autriche sur les droits généraux des citoyens, du 21 décembre 1867. En dernier lieu, ces principes ont été énoncés dans les constitutions des États balkaniques. » (George Jellinek, La Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : Contribution à l'histoire du droit constitutionnel moderne).
10. Tout fait humain a une dimension sociale comme le démontre à l’envi la sociologie, mais ne se réduit pas à cette dimension. En outre, l’intervention demandée de l’État suppose de déterminer quelle est cette dimension (avec ses différentes composantes) et s’il est possible d’agir directement ou indirectement dessus : ainsi, en matière délictuelle ou criminelle, cette action oscille bien souvent entre une prévention incertaine et une répression plus ou moins tardive et efficace, sans pouvoir empêcher de façon immédiate le geste délictuel ou criminel.
11. On sait que la gauche socialiste ne s’est ralliée que tardivement à la cause du capitaine Dreyfus : si le socialisme se définissait seulement comme la défense du prolétariat (donc d’un groupe restreint), il n’avait pas à prendre la défense d’un capitaine issu de la bourgeoisie. Ce sont des militants comme Lucien Herr (fondateur de la Ligue des droits de l’homme) ou Jean Jaurès qui, au nom de l’universalisme du combat socialiste, opéreront la bascule en faveur de la cause dreyfusarde.
12. Cela explique que le nationalisme (à l’opposé d’un internationalisme par ailleurs revendiqué) ait pu être défendu par des mouvements de gauche lorsque certaines « nations » étaient visiblement sous la domination de puissances extérieures. On retrouve la même ambivalence dans les mouvements régionalistes dont les revendications peuvent êtte portées aussi bien par une droite traditionnaliste que par une gauche plus ou moins radicale.
13. Arno Mayer insiste avec pertinence sur cette Persistance de l’Ancien Régime jusqu’à la Première Guerre mondiale avec notamment la présence importante de l’ancienne aristocratie au niveau des élites politiques et militaires dans de nombreux pays d’Europe.
14. La Déclaration universelle des droits de l’homme précise dès son premier article que « Tous les êtres humains […] sont doués de raison et de conscience » [je souligne].
15. Cela apparaît clairement si l’on considère le cas des personnes non-valides. Le sort de ces personnes a été très variable historiquement, et elles ont dans certains cas bénéficié du soutien plus ou moins appuyé du groupe d’appartenance (essentiellement la famille) ou au contraire fait l’objet d’exclusions diverses. Seule une société comme la nôtre fondée sur l’universalité des droits de l’individu peut en revanche exiger de la Société qu’elle compense matériellement (même si c’est toujours imparfaitement) le handicap subi, pour rétablir une égalité de principe.
16. C’est une accusation fréquemment répétée à l’égard des États-Unis, mais les principales interventions américaines se sont faites au nom de la lutte contre le communisme, puis contre le terrorisme (après le 11 septembre 2001), tout en se réclamant du droit international et en essayant d’obtenir l’aval des Nations Unies. Bien entendu, ce sont les intérêts stratégiques des États-Unis qui ont primé dans la décision de ces interventions extérieures, bien plus que l’éventuelle défense des Droits humains des populations concernées (comme au Kosovo).
17. On le voit notamment avec la pensée « décoloniale » qui cherche à mettre au même niveau l’esclavage (qui est incontestablement un crime contre l’humanité) et le génocide des Juifs.
18. On le voit par exemple avec les agriculteurs français qui s’en prennent, au moins une fois par décennie, aux importations étrangères censées leur faire une concurrence déloyale, alors que la France est en réalité exportatrice en matière agricole. Le nationalisme permet de rassembler les agriculteurs (et même une majorité de Français) en désignant un « ennemi » commun extérieur et en masquant les différences et les inégalités entre agriculteurs. De façon générale, la France, ancienne puissance mondiale, se perçoit sur le déclin, favorisant un nationalisme d’ambiance, qu’il soit de gauche ou de droite, dirigé notamment contre la Communauté européenne, « puissance » supra-nationale.

La domination masculine entre philosophie et sociologie

3. D’après ce qui a été dit dans l’article précédent, il est évident que nous pouvons concevoir plusieurs genres de gouvernement démocratiq...