mercredi 30 août 2023

Nathalie (entre économie et politique)

2 avril 2022

Chère amie,

Je crois que je suis trop vieux pour discuter politique…

Quoique… Ce sont bien les propos de Nathalie A. que j’ai lus ou entendus ailleurs.

Je ne les juge pas d’un point de vue moral (ou moralement politique car les deux se confondent chez elle) mais du point de vue des faits.

Du point de vue moral, sa logique est bien connue : le mal, c’est le capitalisme, or les États-Unis sont l’empire capitaliste donc c’est l’empire du mal comme le prouvent le Chili, l’Irak, l’Afghanistan, etc. Je trouve cela malsain comme raisonnement : les crimes des uns justifieraient les crimes des autres… comme si tous ceux qui dénonçaient l’agression russe en Ukraine étaient des partisans de l’impérialisme américain, mais bon passons.

Du point de vue factuel par contre, je pense que ce qu’elle dit est faux. Elle reprend la propagande russe sur l’élargissement de l’Otan comme si ces arguments expliquaient la politique de Poutine. Or c’est de la propagande comme ses accusations à l’encontre des supposés nazis ukrainiens. Cette blague-là, Nathalie ne l’a pas reprise, mais l’autre prétexte ne vaut pas beaucoup mieux. Je crois qu’elle ne comprend pas en fait ce qu’est la géopolitique. C’est une logique d’empire. Un empire a besoin de pays soumis, vassaux, alliés, affidés, et la concurrence entre empires n’est qu’une des composantes de leur logique qui est celle de la main mise sur toutes les proies plus faibles à leur portée. L’empire américain, US plus exactement, a mis la main à plusieurs reprises sur différents pays d'Amérique latine, sans que la menace communiste n’y ait la moindre part (notamment à l’époque des républiques bananières), et l’on comprend bien la haine ou la détestation que les peuples d’Amérique latine ont à l’égard des « Gringos ». C’est la même chose pour la Russie (anciennement URSS), quand elle intervient en Afghanistan, en Géorgie, en Tchétchénie, dans le Donbass, en Crimée puis en Ukraine. Nathalie peut parler de brigands, mais c’est ce qu’a fait son maître à penser Léon qui n’a pas hésité, après la Révolution, à mener des guerres sanglantes pour maintenir et étendre l’empire soviétique (notamment en Ukraine…).

Dans le cas précis de l’invasion de l’Ukraine, parler d’une responsabilité de l’Otan relève de la propagande. L’Otan n’a évidemment aucune intention d’attaquer la Russie puissance nucléaire comme l’a rappelé si gentiment Poutine. Et dans le cas de l’élargissement, le rôle de l’Otan est défensif : c’est bien pour cela que les pays d’Europe centrale ont tous volontairement adhéré à l’Otan parce qu’ils avaient des raisons objectives de croire que la Russie était prête, quand l’occasion se présenterait, à leur remettre la main dessus. Et l’invasion de l’Ukraine leur donne évidemment raison… C’est une guerre impérialiste (mais pas au sens léniniste), et la concurrence entre empires n’est qu’une composante de cette logique. La logique profonde, c’est la puissance politique, géopolitique plus exactement. Ce n’est pas une logique économique comme le pense Nathalie qui parle de « brigands » et qui réfléchit dans une perspective étroitement marxiste (alors qu'elle aurait dû plutôt lire dans ce cas d'espèce Norbert Elias ou même mieux Shakespeare !). Poutine a besoin d’affirmer sa puissance aussi bien au niveau intérieur qu’extérieur, et, pour lui, il était temps de mettre l’Ukraine au pas, c’est-à-dire d’en faire un pays vassal. Peut-être qu’il n’y arrivera pas, mais il en tirera un bénéfice politique minimal : l’indépendance reconnue de la Crimée, l’autonomie du Donbass, un accès élargi à la mer d’Azov, une « alliance » économique, politique avec la Russie ou que sais-je encore. Ce qui est sûr en tout cas du point de vue des peuples et non plus des empires, c’est que les Ukrainiens dans leur majorité ne souhaitent pas, ne souhaitaient pas être sous domination russe (et que l’impérialisme américain leur paraissait sans doute plus doux comme pour les autres pays d’Europe centrale devenus membres de l’Otan).

On peut être pacifiste (je le suis et je ne suis pas prêt à mourir pour la Crimée), on peut être internationaliste comme Nathalie (Prolétaires de tous les pays unissez-vous), mais, à mes yeux, une morale simpliste (« tous des brigands ») ne peut pas remplacer une analyse exacte des différentes situations si l’on prétend juger des responsabilités des uns et des autres. En l’occurrence, Nathalie reproche aux Ukrainiens de vouloir être indépendants…

 Croyez, très chère, en mon amitié la plus sincère, etc.

6 avril 2022

Cara amica,

Avec le temps me vient une réflexion plus générale sur le même propos.

Nathalie, comme tous les militants marxistes, a beaucoup de difficultés à penser le pouvoir, même si elle l’exerce très certainement dans sa propre organisation. C’est une tache aveugle parce que la vulgate marxiste affirme que « la base économique est déterminante en dernière instance ». Autrement dit, la clé d’explication universelle est l’intérêt économique, l’intérêt économique caché par la bourgeoisie. Et, comme les États-Unis sont l’empire du capitalisme, ce sont les intérêts (économiques) de la puissance américaine qui guident (ou guideraient) le monde… Mais, dans une telle perspective, la politique étrangère de Poutine devient incompréhensible : elle ne peut être qu’une « réaction » à celle — impérialiste bien sûr — de l’Otan. Je l’ai déjà dit.

Mais tout cela témoigne d’une incompréhension profonde du pouvoir politique qui ne serait qu’une « superstructure », simple reflet de la lutte des classes. Marx, qui était quand même plus subtil que Nathalie, évoque à propos du coup d’État de Louis Bonaparte « ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire » qui permet à un homme seul d’exercer le pouvoir et qui substitue au « despotisme d’une classe » celui « d’un individu », mais il ne peut s’empêcher de considérer qu’il s’agit là d’un « mécanisme étatique complexe et artificiel, [d’une] armée de fonctionnaires d'un demi-million d'hommes et [d’une] autre armée d’un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores », estimant qu’il s’agit là de l’héritage de la centralisation monarchique d’Ancien Régime. Marx reconnaît « que, sous le second Bonaparte, l’État semble être devenu complètement indépendant », mais il fait du président bientôt empereur le représentant des « paysans parcellaires », réduisant l’État et surtout l’exercice de l’État à traduire des intérêts de classe (ou de fractions de classe), même s’il ne manque pas de railler les illusions que ces petits paysans se font sur leurs propres intérêts. Mais il ne s’interroge pas plus avant sur ce « mécanisme étatique » qui permet à un homme seul d’exercer un pouvoir despotique. De la même manière, Léon, le maître à penser de Nathalie, aura bien de la peine à comprendre le stalinisme, dont il sera pourtant la victime, et il n’y verra qu’une réaction de la « bureaucratie » face aux changements révolutionnaires. Comment Staline établira un pouvoir absolu, pourquoi Staline liquidera ses plus fidèles serviteurs, pourquoi Staline fera assassiner ou déporter des millions de personnes qui n’étaient même pas nécessairement hostiles au pouvoir soviétique, cela restera inexpliqué, inexplicable, jugé finalement secondaire par rapport à « la lutte des classes ».

Cette manière de penser qui voit des individus mus essentiellement par leur intérêt économique et qui interprète l’ensemble de l’histoire comme un conflit entre des intérêts opposés est très largement partagée par nos contemporains qui, notamment à chaque conflit militaire, évoquent facilement le gaz, le pétrole, les « matières premières » ou n’importe quel élément économique plus ou moins caché comme la cause supposée cachée de ces guerres ou interventions militaires. Que les intérêts économiques jouent un grand rôle dans nos sociétés est indéniable et on trouverait des milliers d’exemples (et même plus !) qui le confirment. Mais ce rôle important ne signifie pas que la supposée base économique soit « déterminante en dernière instance », ni qu’elle explique en particulier l’action politique. C’est Karl Polanyi qui, dans la Grande Transformation, a montré que cette manière de penser, qui voit dans l’économie une sphère à la fois autonome (l’économie de marché) et soumettant l’ensemble de la société à son emprise, est une idéologie caractéristique des sociétés contemporaines mais inconnue des sociétés anciennes ou étrangères au monde occidental. Cela ne signifie pas que les motivations qui ne sont pas strictement économiques soient plus « nobles » ou moralement plus élevées que l’intérêt bassement matériel, et la gloire des guerriers se réalise avec une violence souvent extrême. Mais on n’explique pas le comportement d’un guerrier comme celui d’un entrepreneur capitaliste, et le contrôle religieux et moral de l’Église catholique sur les populations n’a pas grand-chose à voir avec les revendications salariales d’un syndicaliste. Et dans notre monde, l’action politique, notamment au niveau international, ne relève pas d’une logique étroitement économique. Il est même étonnant de voir combien de nos concitoyens sont persuadés que les hommes politiques agissent pour « l’argent » alors que les rémunérations et rétributions les plus élevées se retrouvent évidemment dans les entreprises privées.

Si l’on est un peu sociologue, il faut admettre que les hommes politiques sont soumis à des déterminations qui sont propres à ce champ, comme dirait Bourdieu, même si ces déterminations, pour ce qu’on en aperçoit, ne sont que partielles ou partiellement explicatives. Mais il s’agit d’un champ — la politique — qui est très spécifique et qui de ce fait est peu compréhensible pour ceux et celles qui lui sont extérieurs (c’est-à-dire la majorité d’entre nous). À ce propos, Bourdieu cependant parle toujours de « capital » (économique, social, symbolique, politique…) alors que le pouvoir politique ne s’accumule pas comme des lingots d’or à la banque. Le pouvoir n’est pas une chose, c’est une relation. Il faut se faire obéir. Sur ce point, les analyses de Max Weber, un des maîtres à penser de Bourdieu, sont plus éclairantes, car les différentes formes de domination (traditionnelle, charismatique rationnelle ou légale selon sa terminologie) reposent, rappelle-t-il, sur la « croyance en la légitimité » du pouvoir, croyance qui est en principe celle des dominés (ou d’une majorité d’entre eux). Mais comme on le voit bien aux moments révolutionnaires ou de trouble politique, le pouvoir résulte à la fois de la concurrence entre les prétendants et de leur capacité à nouer des alliances. Il faut des alliés, des affidés, des soutiens, des fidèles… Bien entendu, les phénomènes de routinisation et de bureaucratisation finissent par stabiliser le pouvoir, mais celui-ci reste toujours inquiet d’une concurrence, d’une contestation possible. Ce qui explique que le pouvoir tend à s’étendre, à vouloir étendre sa domination. Cette logique peut sembler absurde vue de l’extérieur — pourquoi toujours plus de pouvoir ? —, mais elle s’impose aux hommes politiques comme l’accumulation économique s’impose aux capitalistes (même si bien sûr cette « logique » n’est pas absolue).

Mais les deux logiques sont différentes, et l’on ne peut pas rabattre l’une sur l’autre, comme le montre, entre mille autres exemples, la guerre du Viêt-Nam menée par les États-Unis : aucun intérêt économique ne justifiait une guerre aussi longue et aussi coûteuse, et c’est une logique d’alliance, de soutien à un allié, qui s’est alors imposée au gouvernement américain en même temps que la peur d’une perte éventuelle de sa propre puissance. Même l’anticommunisme n’a pas empêché le président Nixon d’aller quelques années plus tard à Pékin pour essayer de nouer une nouvelle alliance avec un ennemi historique. Plus tard, les deux guerres du Golfe menées par les États-Unis n’ont pas été menées « pour le pétrole », comme l’ont dit et répété des critiques plus ou moins éclairés, mais pour des raisons géostratégiques : encore une fois, il aurait été bien moins coûteux d’acheter l’or noir de Saddam Hussein que d’engager de telles opérations militaires, mais il s’agissait pour les États-Unis de modifier l’équilibre politique dans la région alors qu’ils devaient faire face notamment à l’hostilité d’un ancien allié, l’Iran. Même l’invasion de l’Irak en 2003, basée sur des mensonges patents, visait à établir au Moyen-Orient un arc de pays alliés ou du moins favorables aux États-Unis, ce qui s’est révélé finalement un désastre politique au profit de l’Iran puis de la Russie revenue dans le jeu via la Syrie. Et l’on peut faire la même réflexion concernant le soutien américain inconditionnel à Israël qui ne s’explique évidemment pas par des raisons économiques.

Réfléchir de manière « marxiste » ou plus généralement « économiste » ne permet pas de comprendre les véritables motivations de l’action politique qui tient compte bien entendu des intérêts économiques du pays mais qui vise essentiellement à renforcer ou au moins à conforter le pouvoir d’État. C’est vrai en politique intérieure où l’on voit que les États modernes occidentaux se sont constitués grâce à deux grands mécanismes, le monopole de la violence « légitime » (justice, police) et le monopole fiscal. Aux monarchies absolues ont sans doute succédé des régimes caractérisés par une division plus ou moins importante des pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif), mais cet affaiblissement apparent du pouvoir est lié à la « rationalisation » et la « bureaucratisation » de l’État, ce que Weber appelle la domination légale, mais également à une diminution de la violence d’État (qui résulte pour une part de ce que Norbert Élias a défini comme la civilisation des mœurs). Il faut rappeler que l’alternance des majorités parlementaires n’a été rendue possible que lorsque que les dirigeants en place ont été convaincus qu’ils ne seraient pas exécutés s’ils perdaient le pouvoir… Et bien entendu, l’on voit, dans de nombreux pays aux traditions démocratiques moins solides ou carrément inexistantes, comment les pouvoirs menacés par la contestation peuvent réagir de manière violente.

En outre, au niveau international, là où il n’existe pas ou peu de mécanismes de régulation des conflits, la politique de puissance reste le mécanisme essentiel. La concurrence entre puissances est un des facteurs de cette stratégie mais ce n’est pas nécessairement le plus déterminant (comme on l’a cru lors de la Guerre froide entre deux blocs antagonistes) : l’exemple récent de la Russie de Poutine est de ce point de vue éclairant puisque l’on voit comment il profite de chaque opportunité pour étendre sa domination territoriale. L’on voit aussi comment le président russe accroit son emprise (et son empire) à l’extérieur mais également à l’intérieur, suscitant par la propagande l’adhésion d’une large partie de son opinion grâce à sa politique extérieure. Mais une telle stratégie n’est pas propre aux régimes autocratiques, et il faut se souvenir par exemple de la Guerre des Malouines, évidemment coûteuse pour la Grande-Bretagne, sans intérêt d’un point de vue économique mais essentielle comme démonstration de puissance extérieure pour Margaret Thatcher et comme test de popularité intérieure. Bien d’autres exemples peuvent être évoqués, qu’il s’agisse de l’occupation du Tibet par la Chine, du conflit au Cachemire entre l’Inde et le Pakistan, du conflit frontalier sino-soviétique de 1969, du refus de Churchill de négocier en juin 1940 avec l’Allemagne nazie…

Cela peut nous sembler à la fois évident — la politique, c’est prendre, exercer, conserver étendre le pouvoir — et absurde lorsque l’on constate comme simple citoyen le coût en particulier humain d’un conflit comme la Première Guerre mondiale… C’est pour cela que nous sommes tentés dans de telles circonstances de prêter aux chefs d’État des intérêts cachés qui nous semblent plus « logiques », plus « clairs », plus « naturels » que la pure recherche de la puissance politique.

Mi è gradito esprimerLe l’espressione del mio sincero omaggio,

12 avril 2022

Amie très chère,

En prolongement de mon courrier précédent, je crois qu’il est intéressant de revenir sur l’interprétation du stalinisme mais également plus largement de toutes les politiques d’inspiration léniniste. J’ai signalé précédemment que Trotski était incapable d’expliquer le stalinisme sinon comme une réaction de la classe (ou de la fraction classe) bureaucratique. Pour comprendre cet aveuglement, il faut évidemment prendre en considération les schèmes mentaux de Trotski mais également de Lénine, pour qui le marxisme était la seule grille d’interprétation valide et même plus profondément la Vérité du monde et de l’histoire. Dès lors, le marxisme a été pour les bolcheviks et les communistes qui les ont suivis une idéologie… au sens marxiste du terme, c’est-à-dire un ensemble d’idées plus ou moins cohérentes destinées à justifier leur action tout en masquant les véritables mobiles de cette action, de la même manière, par exemple, que l’idéologie colonialiste — apporter la civilisation et le progrès aux peuples arriérés et primitifs — n’était que le paravent d’une exploitation économique basée sur la violence et l’extorsion. L’idéologie au sens marxiste nous aveugle donc sur nos propres comportements dont les « véritables » raisons nous échappent. L’on peut d’ailleurs considérer qu’il s’agit là d’un principe fondamental des sciences sociales, car, si les hommes et les femmes avaient une connaissance immédiate et complète de ce qu’ils font, toute recherche scientifique ne ferait que répéter cette connaissance. Bien entendu, les individus ne sont pas complètement aveugles, et ils ont une conscience certaine mais partielle et déformée de leur propre action.

Quel est alors, si l’on suit cette hypothèse, le principe d’action des bolcheviks ? Pour Lénine et les bolcheviks, il s’agissait bien sûr de mener une révolution socialiste, de créer un parti révolutionnaire susceptible de renverser le pouvoir en place et d’exercer une dictature en faveur du prolétariat menant finalement à la disparition des différentes classes sociales. Il faut tout de suite noter que Lénine a privilégié dans ses écrits les plus célèbres la réflexion sur le pouvoir d’État, sur l’absolue nécessité d’en prendre le contrôle total, mettant au second plan les transformations sociales qui devraient suivre la révolution. On sait que l’industrialisation sous Staline en sera le moteur principal, industrialisation qui au final se fera au service de la puissance d’État.

Autrement dit, il s’agissait de prendre le pouvoir politique pour faire la révolution sociale. Mais c’est typiquement une posture idéologique où l’objectif final, en apparence noble et généreux, camoufle l’action véritable qui était bien d’établir une dictature pour autant qu’elle se fasse au nom de prolétariat. En aucun cas, Lénine ni aucun de ses successeurs n’aurait cédé le pouvoir politique à quelqu’un d’autre ni à un autre parti, si ce n’est sous l’effet de la violence comme ce sera le cas pour Trotski et les autres dirigeants bolchevicks éliminés par Staline. Lénine croyait bien sûr au marxisme, à la révolution socialiste, mais toute son action visait d’abord et avant tout à la prise du pouvoir d’État et notamment à l’élimination des ennemis politiques qui auraient pu contester son pouvoir, partis « bourgeois », mencheviks et anarchistes. Le ralliement des « bourgeois » nécessaires (officiers, ingénieurs, intellectuels…) suffisait à en faire des alliés tandis que toute révolte venue « d’en bas » (paysans en grand nombre, ouvriers, mutinés de Kronstadt…) transformait ces révoltés en ennemis à abattre. Le pouvoir à prendre, à conserver, à maintenir à tout prix importait bien plus que la révolution sociale. Dans cette perspective, la « lecture » marxiste qui interprète les conflits politiques en termes de lutte des classes se révèle très largement illusoire. Lénine prétendait agir au nom du prolétariat (qu’il considérait pourtant comme incapable d’agir de façon consciente en faveur de la révolution), mais son action se rapprochait bien plus de celle d’un monarque absolu cherchant à mettre en place un appareil d’État omniprésent, efficace et surtout obéissant. Comme pour le coup d’État de Louis Bonaparte analysé par Marx, le « despotisme d’un individu » ou d’un parti allait se substituer au « despotisme d’une classe » grâce à la mise sur pied d’un État fort, autoritaire, centralisé et terriblement brutal. Dans cette perspective, la mise sur pied d’une police politique, la Tchéka, fut une priorité pour asseoir l’autorité sans partage du nouveau régime. Quant au « centralisme démocratique » — qui n’avait de démocratique que le nom et qui interdisait toute dissension au sein du Parti —, tel qu’il fut imaginé, théorisé et mis en œuvre par Lénine, il conduisait à la mise sur pied d’un appareil de pouvoir extrêmement centralisé et hiérarchique, puis d’un État soumis à un groupe restreint de personnes (Politburo et ensuite Secrétariat du Parti) avant que ce ne soit celui d’une seule personne. Croire que ces quelques individus étaient des représentants d’une classe sociale ou de différentes fractions de classe ou qu’ils visaient à établir une société sans classe, est une illusion (au sens freudien) qui masque le véritable principe de leur action, la prise de pouvoir et son affermissement dans un contexte d’extrême instabilité politique et militaire..

Les derniers historiens marxistes (parfois philosophes…), qui insistent sur la diversité des « communismes » pour les dédouaner notamment de l’accusation d’une violence fondatrice et d’un totalitarisme d’essence, sont incapables de voir la continuité profonde entre des régimes aussi différents que la RDA étroitement contrôlée par une police politique, la Stasi, à la limite de la paranoïa ou la Chine soumise aux soubresaut violents du maoïsme : dans les deux cas cependant, comment ne pas voir que la logique d’action qui prévaut est celle d’un État dictatorial qui, au nom du « socialisme », exerce un pouvoir aussi absolu que possible sur les populations, qu’il s’agisse du pouvoir d’un parti, d’une fraction d’un parti ou d’un seul homme ? Et quand la Chine se convertit au capitalisme, comment ne pas voir que l’héritage le plus essentiel du communisme d’inspiration léniniste est le contrôle de de l’appareil d’État ? La société sans classe n’est même plus un prétexte. En revanche, la puissance de l’État, dont l’étreinte peut se desserrer en certains lieux, reste l’objectif quand il s’agit du Tibet ou des Ouighours.

Restent les deux compères Trotski et Staline. Comme Lénine, Trotski était imbibé d’un marxisme qui agissait sur lui comme une idéologie lui masquant les motifs véritables de sa propre action. Comme chef de l’Armée rouge, il savait pourtant bien que l’essentiel était de combattre les ennemis du nouveau régime, à l’extérieur et à l’intérieur, avec la violence nécessaire et sans états d’âme (comme il l’explique très clairement dans Leur morale et la nôtre où il justifie notamment les prises d’otages au nom d’une fin supérieure bien sûr, le « socialisme »). Mais pour Trotski comme pour Lénine, la ligne de partage passait entre le Parti et les autres ; et les ennemis à éliminer, par la violence si nécessaire, étaient extérieurs au « clan » (selon l’expression de Nicolas Werth) communiste soudé d’abord autour de la figure tutélaire de Lénine. En revanche, Staline, dans une logique purement politique fondée sur des relations personnelles d’alliance, de connivence, de fidélité et puis bien sûr de trahison, fera passer la frontière à l’intérieur même du parti. Et il s’est révélé en la matière plus habile tacticien, plus rusé manipulateur que Trotski, pour nouer des alliances souvent temporaires, éliminer ses « ennemis » et enfin établir un pouvoir fondé sur sa seule personne grâce à des affidés. Sa paranoïa personnelle l’a certainement guidé dans cette stratégie politique, mais il ne faut pas oublier que cette peur était partagée à des degrés divers par tous les leaders bolcheviques qui savaient bien que leur prise de pouvoir était fondée sur la violence et qu’ils étaient toujours menacés d’être victimes d’une violence contre-révolutionnaire. Et la seule manière d’y échapper était de renforcer le pouvoir de l’État soviétique en particulier dans les années qui ont suivi la révolution. Encore une fois, il est absurde de croire que c’est un groupe social qui aurait « poussé » Staline au pouvoir alors que l’appareil qui permettait cet exercice existait déjà (même s’il l’a ensuite fortement développé), et c’est Staline qui s’est appuyé sur des individus — réputés « bureaucrates » ou « parvenus » incultes politiquement… — dont la fidélité lui était acquise (au moins temporairement), pour disposer d’une appareil d’État obéissant sinon efficace. Dans toute leur absurdité et leur cruauté, les purges staliniennes, qui se sont exercées à tous les niveaux du parti (et pas seulement à son sommet) et de la société, avaient bien pour objectif d’asseoir un pouvoir, le paradoxe étant que plus le pouvoir se renforçait, plus le sentiment d’une résistance (ou de multiples résistances) au pouvoir s’accentuait (Werth parle d’un « syndrome de frustration »). Et la répression paranoïaque a duré jusque la mort de Staline.

Si l’on considère à présent la dimension proprement sociale de la révolution bolchevique, on constate facilement qu’aux premiers temps, à l’époque léniniste, le parti s’est appuyé sur sa base ouvrière qui lui permettait de « tenir » les grandes villes, mais a dû tenir compte des résistances sociales des paysans, essentiellement avec la célèbre NEP qui a évité l’effondrement de la production agricole. Plus tard, la collectivisation de l’agriculture (d’une extrême violence comme on le sait) et l’industrialisation à marche forcée répondent en fait à une logique de puissance d’État qui s’estime en concurrence — idéologique, politique, économique, militaire… — avec les grandes puissances « capitalistes ». Toutes les querelles sur l’arriération supposée de la Russie, sur les différents stades de développement, qui s’inscrivaient dans un cadre de réflexion d’inspiration apparemment marxiste — il fallait passer par l’industrialisation, il fallait que la classe ouvrière devienne majoritaire pour qu’un jour la société sans classe soit possible… — masquaient en fait la réalité d’une politique visant à maintenir le parti (sous Lénine) ou bientôt son leader Staline au pouvoir.

Tout cela peut paraître évident si l’on se place dans une perspective proprement politique (ou si on a un peu lu Shakespeare), mais elle reste incompréhensible pour la majorité de nos contemporains qui ne voient pas quelle « logique » est à l’œuvre dans une telle politique, ni quels « intérêts » pouvaient bien poursuivre quelqu’un comme Staline qu’on doit alors déclarer fou ou paranoïaque (ce qui est vrai mais n’est qu’une part de l’explication). Ils oublient toutefois que des milliers et même des millions de communistes ont adhéré idéologiquement (et affectivement) à ce régime dictatorial. C’est ici qu’il faut revenir à cette idée que le marxisme a fonctionné aux yeux des communistes comme une idéologie au sens marxiste du terme. Ils y ont cru comme les croisés ont pu croire qu’ils étaient les défenseurs de la foi. Et ils étaient incapables de voir la violence du pouvoir parce qu’ils ne voyaient que la supposée société sans classes ou la révolution en marche. La fin justifiait les moyens, sans qu’ils comprennent que les moyens étaient depuis le début, depuis la formation du parti bolchevique, la véritable raison de cette politique toute entière orientée vers la prise du pouvoir et l’exercice d’une dictature sans partage. Et dans tous les pays où des partis d’inspiration léniniste se sont imposés, on a assisté au même processus d’une prise de pouvoir sans partage avec des transformations économiques et sociales de différentes natures (la supposée autogestion en Yougoslavie, les coopératives socialistes en Chine…) qui répondaient apparemment à l’objectif d’appropriation collective des moyens de production en vue de la réalisation d’une société sans classe mais qui visaient essentiellement un objectif général d’augmentation de la production, c’est-à-dire la puissance de l’État. Même si elles se révèlent des échecs sinon des désastres (comme le Grand Bond en avant maoïste), ces transformations souvent profondes étaient de toute façon présentées comme des « victoires du socialisme » sans qu’aucune évaluation sérieuse n’en soit faite, masquant ainsi la réalité politique d’une main mise sans cesse croissante du parti sur l’ensemble de la société. C’est chez les agents de la police politique que cette illusion idéologique était sans doute la plus prégnante puisqu’ils étaient les agents d’une répression souvent sanglante qui ne pouvait se « justifier » à leurs yeux que s’ils pouvaient considérer les victimes comme des « ennemis », des « traitres », des menaces pour la « Révolution ». Alors que Hannah Arendt affirme dans une perspective heideggérienne que c’est « la pure absence de pensée » qui caractérise les criminels nazis (de la même façon que la métaphysique occidentale aurait oublié la question de l’être), on pourrait dire à l’inverse que c’est la pensée des fins idéologiques qui masque la réalité des moyens qui seuls sont réellement agissants.

Tout cela relève de l’histoire mais garde sans doute une certaine actualité en ce qui concerne en particulier la géopolitique qu’on ne saurait réduire à l’économie. On pourrait d’ailleurs inverser la proposition de la vulgate marxiste sur la base économique « toujours déterminante en dernière instance » et affirmer que c’est le pouvoir qui est l’instance réellement déterminante et qui fonde en dernière instance l’ordre économique, la possibilité même de l’économie. Mais j’ai déjà été trop long et je risque de m’égarer dans l’explication de cette affirmation quelque peu paradoxale.

Veuillez accepter l’expression ô combien maladroite de mes sentiments les plus amicaux, etc.

15 avril 2022

Mon amie,

Je souhaite encore éclairer le paradoxe dont je faisais état dans mon dernier courrier, et qui pourrait se résumer de la façon suivante : « ce n’est pas la base économique qui est déterminante en dernière instance, mais le pouvoir ou, si l’on veut, la base politique » (même si la politique ne s’est réellement constituée de façon autonome qu’avec la formation des États). C’est une approche que je considère comme plus authentiquement sociologique car elle met au centre de ses réflexions les relations sociales puisque, comme je l’ai dit, le pouvoir n’est pas une « chose » mais fondamentalement une relation. Si l’on considère, les sociétés capitalistes où la sphère économique s’est « autonomisée » (terme qu’il faudrait encore définir), l’on voit facilement que la domination qui s’y exerce repose sur des relations de pouvoir plus ou moins pacifiées : les ouvriers « acceptent » de travailler, contre rémunération bien sûr, c’est-à-dire de se soumettre à une organisation du travail qui leur échappe largement (ce que Marx a défini comme l’aliénation, même s’il n’y a vu qu’une conséquence de l’exploitation capitaliste, alors que cette « aliénation », c’est-à-dire cette soumission, sans doute partielle, à l’autorité du patron est au fondement même de l’organisation capitaliste). Du côté des clients, les relations, bien qu’elles soient également inégalitaires, se déroulent dans un cadre largement pacifié, celui du « marché » où se rencontrent en apparence gentiment acheteurs et vendeurs, si l’on excepte les voleurs et les brigands. Mais ici aussi, l’on voit bien que le marché ne peut pas fonctionner sans l’existence d’une « police » au double sens du terme : il faut des policiers plus ou moins présents et plus généralement des mœurs qui soient policées pour permettre des échanges commerciaux pacifiés. Quand la guerre éclate comme on l’a vu récemment ou simplement l’émeute, on découvre qu’il s’agit bien là d’une norme sociale, d’une « normalité » sociale dont le vol brutal révèle la fragilité sinon l’arbitraire. Autrement dit, le marché capitaliste n’a pu réellement se développer qu’à l’ombre de la puissance d’État (qui bien sûr s’est lui-même construit grâce à l’impôt, une extorsion économique qui elle aussi n’a pu s’exercer que grâce à un pouvoir policier ou militaire…).

Dans cette perspective, le marxisme avec sa succession supposée de « modes de production » n’a jamais constitué une Science de l’Histoire dans la mesure où Marx a interprété toutes les sociétés passées à travers l’exemple du capitalisme, alors qu’il aurait sans doute mieux valu comprendre le capitalisme à l’aune des autres sociétés anciennes ou contemporaines (comme l’a fait Polanyi). De façon plus détaillée, l’on voit que la famille par exemple ne se résume pas à une entité économique (même si cet aspect y a sa part) et que les relations familiales impliquent l’exercice de multiples pouvoirs — les règles de l’alliance (du « mariage »), la répartition des tâches entre les sexes, l’éducation des enfants… —. Ici aussi, la littérature shakespearienne est éclairante : le Roi Lear parle du pouvoir politique sans doute mais bien plus profondément du pouvoir paternel, de la confiance qu’on peut avoir en ses enfants et surtout de l’amour plus ou moins fragile entre les membres d’une même famille. On dit parfois que l’amour est un leurre, une illusion, un masque du pouvoir. Mais c’est tout le contraire : c’est une des formes fondamentales de la domination, une domination si évidente que Weber l’a complètement négligée, car cette domination n’est ni traditionnelle (l’amour ne le devient que quand il est installé), ni charismatique (quel serait le charisme des enfants aux yeux des parents ?), ni « rationnelle » (l’amour bien sûr ne se commande pas par raison, et il résulte à nos yeux plus ou moins éblouis de l’objet même de notre amour : c’est l’objet qui déclenche l’amour, et non pas des motifs internes plus ou moins intéressés). C’est une forme essentielle de pouvoir sur l’autre, même si bien sûr l’amour est souvent fragile, inconstant, infidèle, mensonger, plein de duplicité, comme nous l’enseigne le Roi Lear. Mon pouvoir n’est jamais assuré, et le désamour est toujours possible. L’amour ne se commande pas, mais il commande, il m’assujettit, parfois de façon absolue. Et bien entendu, c’est un pouvoir personnel, le plus personnel qui soit sans doute. Et il n’est pas à sens unique : qui domine l’autre ? C’est un pouvoir que l’on pourrait dire à tête renversée car il est bien souvent difficile de dire qui commande à l’autre, qui soumet l’autre en se soumettant à lui. Lear meurt non pas d’être trahi mais d’être le « sujet » de cet amour dont il était, sans le savoir, immensément dépendant.

Je suis votre obligé, éternel, etc.

 


vendredi 17 mars 2023

La mythologie des aisselles poilues

Régulièrement apparaît dans des publications féministes ou féminines le témoignage de femmes, jeunes ou moins jeunes, ayant cessé de se raser les aisselles et proclamant leur fierté d’avoir mis fin aux diktats masculins et leur satisfaction d’une liberté nouvelle ou retrouvée[1]. Ce genre de récit, qu’on pourrait qualifier de petite mythologie (dont Roland Barthes a donné moult exemples), est révélateur, à mon sens, de certaines limites et apories de la pensée contemporaine. Il repose en effet sur des oppositions qui restent largement impensées et fonctionnent de façon simpliste (ce qui est sans doute une des conditions de leur large diffusion).

D’un côté, il y aurait une société oppressive, organisée par et au bénéfice des dominants, dans ce cas les hommes, et qui imposerait des normes arbitraires, ici celles d’une supposée beauté ou d’un corps parfait, aux individus dominés, les femmes en l’occurrence. Et de l’autre, il y aurait des personnes opprimées, aliénées, soumises à des injonctions constantes et générales. La révolte contre les normes serait donc la condition d’une libération au moins mentale de celles-ci.

L’arbitraire des normes

Une telle mythologie est difficile à démonter d’abord parce que cette « déconstruction » risque d’apparaître comme antiféministe — sur ce point, il faut réaffirmer que chacun, chacune est bien évidemment libre de se raser ou non les aisselles —, ensuite parce qu’elle semble s’appuyer sur une évidence sociologique, largement admise, à savoir l’arbitraire des normes sociales. Quelques précisions sont cependant nécessaires à ce propos. Les normes sociales sont dites arbitraires parce qu’elles varient grandement selon les sociétés : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » affirmait déjà Blaise Pascal. Et cette évidence semble confirmée par de multiples exemples comme la diversité des langues humaines, des coutumes, des organisations sociales. Pour les sciences sociales, il s’agit là d’un a priori épistémologique, énoncé par les fondateurs de la discipline, Émile Durkheim et Marcel Mauss, pour qui les faits sociaux (et la culture au sens le plus large du terme) ne peuvent pas s’expliquer comme faits de nature ou comme la conséquence de faits naturels[2] mais doivent l’être par d’autres faits sociaux[3]. Mais cela ne signifie pas que les sciences sociales se contentent d’affirmer et de répéter cet arbitraire fondamental des normes, et elles cherchent évidemment à expliquer — par des « causes » sociales — pourquoi et comment ces normes ont été établies, pourquoi et comment elles ont perduré ou perdurent encore. Autrement dit, les faits sociaux peuvent être considérés abstraitement comme arbitraires mais concrètement comme déterminés par des causes sociales. En outre, toutes les sociétés, aussi libérales soient-elles, imposent des normes parfois fort contraignantes : ainsi aujourd’hui, personne n’affirmerait que le « consentement » dans les relations sexuelles est arbitraire sous prétexte qu’il est et était secondaire sinon inexistant dans des sociétés anciennes ou éloignées.

Si l’on considère à présent le rasage des aisselles féminines, on remarque d’abord qu’il s’agit d’une pratique qui relève d’une constante anthropologique consistant à modifier l’apparence corporelle : toutes les sociétés humaines pratiquent ainsi des modifications corporelles, que ce soit de façon légère (les coiffures, les peintures sur la peau, les maquillages…) ou de façon importante et souvent brutale (les plateaux labiaux, le cou allongé par des anneaux des femmes Pandaung, les déformations des crânes des nourrissons notamment chez les Mayas ou les Incas, les scarifications, les pieds bandés des Chinoises, les circoncisions, les clitoridectomies et infibulations…). Les significations en sont multiples et souvent difficiles à expliciter : si la beauté est souvent évoquée en Occident, ces modifications corporelles marquent souvent l’appartenance à un groupe social (privilégié ou non) ou ethnique, à un sexe, à une classe d’âge, à un « état » culturel, religieux ou autre (les moines bouddhistes ou les militaires au crâne rasé, les peintures de guerre des Amérindiens…), et la tradition en est souvent la justification essentielle aux yeux des individus qui les pratiquent. Néanmoins, dans les sociétés occidentales modernes et individualistes, cette justification cède souvent la place aux préférences ou aux goûts supposés personnels alors que s’offre par ailleurs une diversité de pratiques et de produits entre lesquels les individus doivent opérer des choix. Cette diversité est cependant dénoncée par d’aucuns comme une illusion masquant les effets de la mode, des injonctions, des stéréotypes et au final des normes s’imposant en particulier beaucoup plus lourdement aux femmes en ce domaine.

La pratique sportive

Cette affirmation critique mérite cependant d’être nuancée. En effet, on observe facilement que les hommes dans les sociétés occidentales contemporaines (mais également ailleurs) se soumettent à des pratiques corporelles équivalentes et subissent des injonctions similaires en ce domaine : tous les jours, les hommes se rasent ou se taillent la barbe sous peine d’apparaître comme « sales » ou « négligés ». Coiffure et habillement font également l’objet d’une attention constante bien que différente selon les individus. Beaucoup plus significative cependant est la pratique sportive à laquelle les hommes, jeunes et moins jeunes, consacrent aujourd’hui un temps parfois fort important. Cette pratique s’est imposée tout au long du vingtième siècle à travers notamment des modèles corporels masculins promotionnés par le cinéma, la télévision, la publicité ou les spectacles sportifs, et elle s’est certainement intensifiée au cours des dernières décennies. Dans ce cas aussi, la justification par le souci de « la bonne santé » ou de « se maintenir en forme » apparaît comme largement illusoire. Il est peu vraisemblable en effet que des individus jeunes se préoccupent réellement de leur santé future, une préoccupation qui n’apparaît qu’avec l’âge et qui rend d’ailleurs l’exercice sportif plus pénible (à cinquante ans, on prend un abonnement à une salle de sport mais on abandonne rapidement après quelques séances…). La pratique sportive à partir de l’enfance et de l’adolescence débute certainement avec des injonctions ou sollicitations parentales, mais elle ne se maintient et ne s’intensifie que parce que l’individu y trouve des avantages ou des bénéfices. Parmi ceux-ci, l’amélioration esthétique de l’apparence corporelle (sur le modèle de l’athlète aussi bien antique que moderne) joue certainement un rôle essentiel, qu’elle vise seulement une satisfaction personnelle ou plus largement une augmentation des chances sur le marché érotique ou matrimonial. Si les normes de la beauté corporelle semblent à première vue plus prégnantes pour les femmes que pour les hommes, la pratique sportive masculine révèle qu’en la matière, les choses sont beaucoup plus équilibrées qu’il n’y paraît. Bien entendu, les individus réagissent très diversement à ces normes, certains cherchant à s’y conformer par une pratique plus ou moins intensive, d’autres y renonçant plus ou moins complètement et souffrant dès lors du « regard » d’autrui posé sur eux (parce que trop gros, trop peu musclés, bedonnants…).

Il faut rappeler que, dans nos sociétés complexes, les comportements ont des causes multifactorielles, et l’on peut ainsi relever que la pratique sportive (qu’elle soit d’ailleurs masculine ou féminine) s’explique également par tout le système de compétitions qui l’organise et qui distribue aux meilleurs compétiteurs des récompenses symboliques ou, pour une minorité, financières. La « société » n’impose donc pas seule un « modèle » de comportement à travers des injonctions plus ou moins explicites (« Faites du sport, c’est bon pour la santé »), et les individus opèrent des choix en fonction de leurs positions et de leurs dispositions sociales[4] mais également des bénéfices (ou des désavantages) qu’ils en escomptent. Mais le système des compétitions sportives et le plaisir qu’on peut éventuellement y trouver comme participant ne constituent qu’un aspect du phénomène qui ne doit pas masquer le désir intime de modifier et surtout d’améliorer son apparence physique. Autrement dit, le travail sur le corps, qu’il soit masculin ou féminin (comme le rasage des aisselles[5]), s’explique pour une grande part sinon une part principale par le souci de l’estime de soi et par la recherche de l’approbation d’autrui (dans les relations interpersonnelles) ainsi que par la concurrence sur le marché érotique : l’on s’habille mieux, l’on se maquille plus, l’on se coiffe plus soigneusement quand l’on sort en boîte que quand on va au travail…

Musclé et épilé
crédit photo : Ricardo André Frantz

Le caractère foncièrement multifactoriel des comportements, qui ne résultent jamais uniquement de l’imposition de normes sociales et impliquent une adhésion active des individus (qui y trouvent des avantages ou des bénéfices), est largement masqué ou ignoré par les acteurs eux-mêmes qui expliquent très généralement leur comportement et surtout celui d’autrui comme la conséquence d’un seul facteur « déterminant ». Cela apparaît facilement si l’on considère un phénomène comme les tatouages. Depuis quelques décennies, ces inscriptions corporelles se sont répandues dans les sociétés occidentales alors qu’il s’agissait jusque-là d’une pratique très minoritaire et stigmatisée (associée, dans le meilleur des cas, aux marins et, dans le pire, aux délinquants...). On retrouve alors, sur cette pratique, deux points de vue opposés : pour les personnes qui n’apprécient pas ce genre de décoration corporelle, il s’agit typiquement d’un « effet de mode » dont sont « victimes » celles et ceux qui y recourent ; en revanche, les tatouages sont considérés par leurs adeptes comme un libre choix (ne serait-ce que leur motif !) et il n’y a nulle contrainte ni aliénation due à la mode ou à des influences extérieures comme celle du groupe d’appartenance ; et ils estimeront généralement que les opposants ou les critiques sont victimes de « préjugés » liés à l’âge ou à la condition sociale. Les deux points de vue sont donc unilatéraux et masquent la complexité des motivations et des déterminants sociaux du comportement (par exemple, l’influence des pairs).

Le rasage des aisselles comme tout travail sur l’apparence corporelle ne résulte donc pas uniquement de la présence notamment dans les médias de modèles ni d’une « norme » générale de comportement, et s’explique par des raisons multiples‡ qui ne sont pas « arbitraires » et qui ne résultent pas seulement d’une soumission passive à une forme plus ou moins voilée de domination. Comme les autres modifications corporelles dans notre société, cette pratique s’explique par un souci esthétique visant à améliorer l’estime de soi et à susciter l’approbation d’autrui, même si elle résulte également d’une intériorisation d’une image de la « féminité » véhiculée par les médias[6].

Mais, à l’inverse, il faut également expliquer le cheminement qui amène certaines personnes, certaines femmes[7], à rejeter ce qui apparaît à leurs yeux comme une contrainte insupportable. Ce cheminement est généralement décrit comme débutant par une aliénation subie de façon largement muette avant qu’une prise de conscience inattendue agisse comme une révélation permettant à l’individu d’accéder à une véritable libération psychologique et comportementale. Mais les révélations — religieuses ou mentales — ne surviennent pas dans la pureté d’une conscience repliée sur elle-même et trouvent leur véritable origine dans un univers fortement socialisé. Deux grandes idéologies peuvent être évoquées à ce propos.

Dans notre société profondément individualiste[8], la première valorise toutes les formes d’anticonformisme, de révolte ou de rébellion contre « l’ordre social ». Ce sont les artistes romantiques qui, les premiers sans doute, ont généré la matrice de cette idéologie selon laquelle « l’homme a rarement tort, et l’ordre social toujours »[9]. Quand un phénomène se généralise comme ce fut le cas pour le rasage des aisselles féminines à partir de la seconde moitié du vingtième siècle sous l’influence en particulier du cinéma américain[10], cette généralisation apparaît alors comme une « norme », une « injonction », un « impératif » nécessairement contraignant pour l’individu qui est ainsi appelé à se révolter, à se rebeller pour affirmer son identité singulière. Le profit d’une telle attitude de rébellion est sans doute moins la sensation d’une liberté nouvelle que la reconnaissance symbolique qui en est attendue : le paradoxe en effet de cette attitude destinée à affirmer la singularité individuelle est qu’elle doit être publiée, affichée même, que ce soit en littérature dans le cas des écrivains romantiques[11], ou dans la presse ou sur les réseaux sociaux par des personnalités plus ou moins connues ou des anonymes comme c’est le cas pour le refus du rasage des aisselles. Sans cette « publicité », le geste sera insignifiant et il faut le « sortir » de la sphère intime pour lui donner une portée symbolique, celle de la « liberté » opposée au conformisme social.

La seconde idéologie qui soutient une telle attitude est bien sûr le féminisme qui, depuis, longtemps, stigmatise les stéréotypes de genre, notamment ceux liés à l’apparence corporelle. Dans cette perspective, le rasage des aisselles serait une norme imposée exclusivement au corps féminin, et l’émancipation supposerait d’y renoncer. L’injonction féministe serait en l’occurrence : ne pas tenir compte de l’apparence physique, ni la sienne, ni celle des autres (l’accusation de grossophobie est une formulation explicite d’une telle injonction). Autrement dit, dans un tel contexte, le refus du rasage apparaît comme un acte « militant » et comme un signe d’appartenance ou de ralliement à un groupe dont on partage désormais les normes. Ce qui explique dans ce cas aussi la nécessité de la publicité (plus ou moins importante) faite à cet acte « militant ». D’un point de vue sociologique, il n’y a pas en effet de « libération » mais bien l’affirmation de nouvelles normes concernant l’apparence physique des femmes : sans tomber dans les stéréotypes machistes sur les « féministes » à l’apparence « virilisée », ces groupes imposent implicitement certaines normes, au moins « négatives », comme le refus des signes d’une féminité exacerbée, celles pinups, des « bimbos », des femmes « objets » : le corps, même s’il reste « travaillé », se doit d’être discret, non « sexualisé », effacé derrière la parole militante. Pour celles et ceux qui trouveraient cette affirmation caricaturale, l’on peut prendre les exemples d’autres groupes comme les gauchistes ou les écologistes où le costume trois-pièces et le look des jeunes cadres dynamiques sont fort peu représentés. Et, sur ce point, l’on peut suivre Pierre Bourdieu qui, dans La Distinction, signalait que les normes partagées souvent sur le mode du « cela va de soi » s’appuient moins sur des affirmations de goût explicite que sur des dégoûts, c’est-à-dire sur le rejet des normes concurrentes.

Une masculinité surlignée ?

Il faut d’ailleurs remarquer que le refus du rasage des aisselles ne met certainement pas fin, chez ses adeptes, à tout ce qu’on a appelé le travail sur le corps, mais ces autres pratiques plus ou moins importantes, plus ou moins visibles — coupe et lavage des cheveux, hygiène corporelle, usage de déodorants, choix de l’habillement, maquillage éventuel, manucure, épilation plus ou moins importante (ne serait-ce que d’un seul poil incongru !)… — ne sont pas quant à elles vues comme aliénantes, ni comme des contraintes sociales dont il faudrait absolument se « libérer ». Autrement dit, la « libération » individualiste vis-à-vis d’une norme sociale comme le rasage des aisselles reste en fait très limitée, ponctuelle même, pour une raison fondamentale, fondatrice même de la réflexion sociologique, à savoir que la subjectivité est entièrement traversée sinon constituée d’une multitude de normes sociales auxquelles nous adhérons volontairement même si c’est le plus souvent sur le mode du « cela va de soi ».

Expliquer un choix libre

Il ne s’agit pas ici de critiquer ni encore moins de ridiculiser des choix personnels concernant le rasage des aisselles ou plus largement l’apparence corporelle, mais d’éclairer à travers cet exemple la spécificité de la démarche sociologique et de la distinguer de l’usage qui peut être fait de ce savoir dans l’espace public, usage que l’on peut qualifier d’idéologique dans la mesure où il sert à légitimer des pratiques tout en masquant leurs motivations réelles (ou du moins certaines de leurs motivations). Comme projet scientifique, la sociologie vise à décrire et à expliquer (le plus souvent dans un même mouvement intellectuel) la réalité ou du moins certains phénomènes considérés comme de nature sociale (ce qui suppose d’ailleurs une définition préalable qui n’est pas nécessairement consensuelle) : dans cette perspective, l’opposition entre des normes qui seraient imposées aux individus et une liberté subjective semble largement illusoire, et il convient d’expliquer le choix apparemment « libre », comme celui qui est à première vue soumis à des normes « extérieures », par des causes et des raisons de nature sociale (c’est-à-dire partagées par des groupes d’individus occupant des postions similaires). Dans les deux cas, l’explication sera multifactorielle, et les normes, explicites ou implicites, ne seront qu’un des facteurs à prendre en compte comme on l’a fait ci-dessus. Des attitudes ou des comportements en apparence opposés relèvent, dans une perspective sociologique, d’un même modèle explicatif où les normes impliquent une intériorisation et sont de fait soumises à des évaluations subjectives suscitant une adhésion plus ou moins large à ces normes. Et, encore une fois, l’opposition simpliste entre conformisme et liberté ne rend pas compte des comportements différents des uns et des autres et masque souvent les déterminants et les motivations réelles de ces comportements.


1. Voir les références en bas de ce texte.
2. Durkheim « bataille » également beaucoup avec la psychologie pour affirmer l’autonomie de la sociologie.
3. Même si cette affirmation s’appuie sur des faits d’évidence, il s’agit plus d’un a priori épistémologique que d’une réalité incontestable, notamment parce qu’il n’est sans doute pas actuellement possible de tracer une frontière étanche entre la supposée nature et la culture comme le montre notamment l’éthologie de Frans de Waal. L’anthropologie de Philippe Descola questionne également ce grand partage propre aux sociétés occidentales.
4. De la position sociale dépendent notamment les opportunités de pratiquer un sport en termes notamment d’équipements sportifs et de possibilités d’entraînement. Les dispositions résultent pour une part de l’intériorisation des normes parentales : les pères mais aussi les mères dans une moindre mesure vont favoriser chez leurs enfants des sports qu’ils connaissent déjà et qu’ils pratiquent ou ont pratiqués. (Cf. : Martine Court, Corps de filles, corps de garçons : une construction sociale. Paris, La Dispute, 2010.)
5. Un certain nombre d’hommes, sans doute minoritaires actuellement, pratiquent le rasage de aisselles mais aussi des parties dites intimes.
6. Les raisons esthétiques qui justifient habituellement le rasage des aisselles impliquent que les poils soient en eux-mêmes « disgracieux », « laids », « vilains »… Cette conception (qui est évidemment arbitraire…) mériterait un très long développement pour être expliquée.
7. On peut supposer que cette décision — rasage ou non — appartient largement aux femmes elles-mêmes, et que leurs compagnons (éventuellement compagnes) se contentent d’y acquiescer comme c’est le cas en général du choix des seins nus (ou non) sur les plages comme a pu le constater Jean-Claude Kaufmann : « Le corps est à soi, toute décision le concernant ne peut être que personnelle […] la négociation conjugale est inexistante, le silence épais, la décision secrète et souveraine » (Corps de femmes, regards d’hommes : sociologie des seins nus. Paris, Pocket, 1998, p. 79-80).
8. D’un point de vue anthropologique, on peut se référer aux travaux de Louis Dumont (notamment ses Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983), et, dans une perspective plus sociologique, à Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme (Paris, Gallimard, 1999) et en particulier à la récupération par le capitalisme de ce qu’ils appellent la « critique artiste » qui entendait privilégier la singularité individuelle face au conformisme social.
9. Alfred de Vigny, Stello, 1832.
10. Beaucoup d’actrices italiennes comme Sofia Loren ont longtemps refusé cette mode venue de Hollywood au moins jusque dans les années 1960.
11. Une mise en scène exemplaire de la publicité d’un acte en principe privé sinon intime est visible dans le film de Céline Sciamma, Portrait de la jeune fille en feu (2019), où la réalisatrice montre de façon particulièrement appuyée que son héroïne interprétée par Adèle Haenel a des aisselles poilues, ce qui ne doit pas être compris comme un détail de nature historique mais comme un manifeste : elles ne sont pas rasées.

Références

On trouvera facilement sur Internet des pages qui font la promotion du refus de certaines femmes du rasage des aisselles et des poils en général, au nom du naturel, du féminisme, de la liberté, d’une acceptation de son corps et de soi-même, du rejet de la norme et de l’aliénation, d’un désir de « casser les codes » ou « les tabous »… Voici par exemple quelques pages consultées le 22/11/2023 :

Parents
Sud Info
La Libre
7 sur 7
L'Express
7 sur 7
7 sur 7
Au féminin
L'Express
La Recouserie
Au féminin
Libération

jeudi 16 février 2023

La pornographie en mode mineur…

À mon sens, la moraline — un terme aujourd’hui à la mode — désigne moins une conception puritaine ou exagérée de la morale qu’une conception étroite de la réalité, qu'un regard étroitement focalisé et uniquement moralisant sur une réalité isolée de son contexte. Il s’agit généralement de la condamnation d’un phénomène jugé mauvais sans aucune analyse ni du phénomène en lui-même, ni du contexte où il s’inscrit, ni de l’effet que cette éventuelle condamnation pourrait avoir sur lui. Autrement dit, l’appel à la morale et très souvent à la loi est censé agir de façon magique grâce à des sanctions répétées, toujours plus lourdes, supposées le faire disparaître irrémédiablement. L’exemple classique de la délinquance suffit à illustrer cette pensée magique. Les délinquants sont vus comme des individus foncièrement mauvais, mus par des passions néfastes, qu’il faut donc contrôler, arrêter, sanctionner, condamner… Et comme les mesures précédentes n’ont manifestement pas suffi à enrayer le phénomène, il faut renforcer celles-ci, les multiplier, les alourdir. Bien souvent, la moraline apparaît dans un contexte de panique morale qui surestime grandement les faits en cause qui seraient dramatiques, s’aggravant constamment et se répandant sans limites. De tels faits existent très généralement (si l’on exclut les différentes formes de complotisme), mais l’ampleur et le caractère néfaste du phénomène sont exagérés sur base généralement d’un exemple extrême (comme un crime crapuleux), révélateur de son essence particulièrement mauvaise. Mais, même sans ce contexte de panique, la moraline n’analyse pas les faits, ni le contexte, ni leurs effets réels supposés dramatiques. Or l’on sait bien que la délinquance est liée à des facteurs sociaux multiples — les jeunes voyous de banlieue ne pratiquent pas la délinquance financière… — même si ces différents facteurs ne sont que partiellement explicatifs (tous les jeunes de banlieue ne sont pas de voyous, bien évidemment). En outre, sous l’étiquette de délinquance, l’on met des faits très différents : le vol avec ou sans violence, le trafic de stupéfiants (qui lui-même comporte de multiples degrés), les rodéos urbains, les « incivilités », les simples « grossièretés »… Une répression policière accentuée au nom de la moraline se révèle alors souvent improductive — le kärcher atteint vite ses limites — et peut même accentuer les phénomènes qu’elle veut combattre : la répression se transforme en brutalités qui enclenchent un cycle de violences sans fin. Autrement dit, la moraline n’est pas une politique, mais seulement une posture. Et bien entendu, penser et mener une véritable politique en ce domaine comme dans d’autres est beaucoup plus difficile que de prendre une posture matamoresque.

Et quand une secrétaire d’État prétend vouloir interdire l’accès des enfants à la pornographie sur le grand réseau électronique, elle adopte la même attitude faite de moraline irréfléchie et démagogique. Le discours consiste d’abord à dramatiser le phénomène en évoquant sans grande précision des « troubles » du sommeil, du comportement, de la sexualité lorsque des images pornographiques seraient vues à « des âges inadaptés ». Et pour bien montrer la gravité du « problème », elle parle de « viol psychologique ». Sur quoi reposent de telles affirmations ? Et pourquoi apparaissent-elles comme vraisemblables aux yeux d’un certain nombre de lecteurs ? On voit immédiatement que ce discours s’appuie sur des expériences que toutes et tous nous avons faites, à savoir la découverte d’images choquantes, troublantes, dérangeantes, angoissantes. Il pouvait s’agir de pornographie mais bien plus certainement de représentations violentes : difficile de ne pas se souvenir de ces images filmées par les Alliés lors de la libération des camps de l’Allemagne nazie. Mais beaucoup d’entre nous évoqueront sans doute l’un ou l’autre film d’horreur (Freddy, Alien, Jurassic Park…) souvent montré par un compagnon un peu plus âgé… De telles images sont pourtant largement visibles sur les sites d’actualité ou autres, parfois même montrées à des collégiens ou lycéens dans des cours d’histoire ou d’éducation civique. On admettra qu’il s’agit là d’images choquantes, peut-être même traumatisantes, mais personne ne parlera de « viol psychologique ». C’est évidemment la pornographie seule qui est visée par cette expression qui donne une extension nouvelle à la pédophilie : l’enfant serait « violé » par une image comme il pourrait l’être par un criminel. Mais une telle notion — « viol psychologique » — pose question : en fait, elle n’existe pas dans le domaine de la psychologie qui évoque bien sûr des violences psychologiques (qui peuvent être exercées à l’encontre aussi bien d’adultes que d’enfants) ainsi que les conséquences psychologiques du viol (qu’il s’agisse d’enfants ou d’adultes). Mais il s’agit là de choses tout à fait différentes, et la secrétaire d’État joue sur la confusion entre ces réalités pour évoquer de la façon la plus dramatique possible les éventuelles conséquences de la vision d’images pornographiques par des enfants (en oubliant bien sûr toutes les autres images qui pourraient avoir un effet « traumatisant »).

Est-ce à dire que les images ne peuvent pas avoir d’impact psychologique sur de jeunes individus ? Il faut faire à ce propos certaines distinctions. De manière générale, il n’y a pas en sciences humaines de relation causale simple entre un stimulus (la confrontation à des images) et une réponse, car un tel impact dépend du sujet et de ses dispositions qui peuvent être conditionnées par bien d’autres facteurs. On parle à ce propos de causalité multifactorielle, facteurs qui ne peuvent être maîtrisés, « calculés », que par des méthodes statistiques plus ou moins raffinées, s’appuyant en outre sur un grand nombre de sujets d’observation. La psychologie clinique, qui vient en aide à des individus en souffrance, peut quant à elle observer au cours notamment de séances d’anamnèse des événements anciens, par exemple une agression pédophile souvent oubliée, censés expliquer une souffrance actuelle et des troubles jugés néfastes. Si de telles interprétations sont certainement vraies au niveau individuel, elles ne peuvent cependant pas être généralisées sans précaution à toutes les situations similaires : si les agressions pédophiles sont dramatiques, toutes les personnes qui en sont victimes ne réagissent certainement pas de la même façon, par exemple par des conduites addictives ou suicidaires à l’âge adulte.

Si l’on considère à présent le cas nettement moins grave de la pornographie, il se peut que des cliniciens rapportent des exemples d’enfants impubères qui se disent marqués par de telles images ayant supposément suscité des « troubles du sommeil, du comportement, de la sexualité ». Mais il faut d’abord mesurer l’importance de ces troubles et puis comprendre ensuite en quoi ces images ont pu être traumatisantes et dans quel contexte elles ont pu être vues. Il est en effet peu vraisemblable que de jeunes enfants impubères (on reviendra plus loin sur le cas des adolescents) tombent par hasard sur des images pornographiques et surtout sur des images suffisamment violentes, extrêmes ou perverses [1] pour susciter un réel effet traumatique. Les faits divers rapportent en revanche le cas de parents incestueux qui ont montré à leurs enfants de telles images, mais l’on comprend facilement que c’est le contexte plus large d’inceste et de pédo-criminalité [2] qui peut provoquer de tels troubles psychologiques chez l’enfant. Et la pornographie y a en soi une faible part. Prises isolément, il y a peu de raisons de croire que de telles images auraient un impact plus important, plus profond, plus durable que les images violentes accessibles partout sans restriction. Autrement dit, si des cliniciens peuvent rapporter les effets supposés délétères d’images pornographiques sur de jeunes enfants, on doit prendre en compte le contexte général où elles ont été vues pour expliquer de tels effets.

Au-delà de ces cas minoritaires, a-t-on des raisons de croire que la pornographie constituerait un « viol psychologique » des enfants ? Cela suppose d’analyser comment les enfants découvrent effectivement la pornographie, quel type de pornographie, à quel âge et dans quel contexte. Encore une fois, il est peu vraisemblable qu’un jeune enfant découvre seul et « par hasard » de telles images sur Internet. Et même si cela pourrait arriver par accident, il est bien difficile d’évaluer l’impact de ces images qui sont, rappelons-le, extrêmement diverses, et rien ne permet d’affirmer que ces effets seraient de l’ordre du trauma : en psychologie, un événement est dit traumatique « lorsqu’une personne s’est trouvée confrontée à la mort, à la peur de mourir ou à de graves blessures, ou lorsque son intégrité physique ou celle d’une autre personne a été menacée. Cet événement doit également provoquer une peur intense, un sentiment d’impuissance, ou un sentiment d'horreur ». Difficile d’imaginer quelle image pornographique provoquerait une telle confrontation à la mort, une telle peur de mourir ou d’encourir de graves blessures ? Encore une fois, la comparaison avec les images violentes, même si elle est réductrice et partiellement biaisée, permet de mesurer de façon nuancée l’impact des images : toutes et tous, nous avons découvert un jour ou l’autre des images brutales, cruelles, insoutenables comme des cadavres jetés dans une fosse commune, des corps martyrisés par la guerre, des visage mutilés par des projectiles divers, des enfants squelettiques rongés par la faim et la maladie… De telles images nous ont certainement marqués, transformés parfois, hantés souvent, mais peut-on penser que nous n’aurions pas dû les voir, peut-on croire qu’elles nous auraient affectés au point de menacer notre santé mentale, et qu’il aurait fallu attendre l’âge adulte pour nous permettre de les regarder ?

On reste cependant là dans des cas marginaux, celui d’enfants prépubères qui tomberaient par hasard sur des images pornographiques représentant en outre des pratiques perverses et extrêmes susceptible de les troubler plus ou moins profondément (même s’il est abusif de parler de « viol psychologique ») ; car c’est à l’adolescence que la majorité des personnes découvrent la pornographie. Ainsi, en France, les adolescents et adolescentes entrent en contact avec la pornographie à partir de onze ans (20% d’entre eux entre 11 et 12, 31% entre 13 et 14, 20% entre 15 et 17, 7% au-delà de 18 ans, chiffres de 2018 [3]), c’est-à-dire au moment de la puberté. Il est donc vraisemblable que cette découverte ne doive rien au hasard et soit liée à l’éveil à la sexualité, que ce soit par une démarche personnelle de recherche sur Internet ou via des camarades du même âge, éventuellement par des aînés dans la fratrie. Si beaucoup disent avoir été choqués la première fois (51%), seule une minorité est favorable à un contrôle parental (34%) ou à une vérification stricte de l’âge via un numéro de carte bancaire (20%), la majorité préférant des actions de prévention auprès des jeunes (61%). Plus de 80% des répondants (qui sont adultes) continuent à regarder du porno régulièrement (46%) ou de temps en temps (36%). Enfin, 90% affirment que la pornographie ne reflète pas, même en partie, la réalité de la sexualité, et qu’elle alimente les stéréotypes sexistes concernant les hommes et les femmes (89%). Même si ces chiffres doivent être considérés avec prudence (la pornographie n’est pas définie, et le nombre de répondants à ce sondage faible : 1179), ils sont révélateurs de l’ambivalence à l’égard de la pornographie considérée comme choquante (au moins dans un premier temps), porteuse de stéréotypes sexistes, éloignée de la réalité, mais suffisamment attractive ou fascinante pour que beaucoup de personnes — une majorité même —continuent à en visionner de façon plus ou moins régulière et intensive.

L’interdiction éventuelle de la pornographie aux mineurs concernerait donc dans les faits non pas les enfants prépubères mais majoritairement les adolescents et adolescentes. Il faut alors se poser la question : pourquoi une telle interdiction jusqu’à dix-huit ans ? Quel est le sens de cette interdiction ? Et les adolescents concernés seront-ils moins impactés — d’une manière qui reste à définir — à dix-huit ans qu’à seize, quatorze, douze ou même onze ans ? Et en quoi cet impact serait-il négatif ? À moins que la pornographie soit moralement condamnable même si ce n’est pas explicitement dit.

Parler d’impact est d’ailleurs trompeur, car cela suppose un individu passif subissant un phénomène extérieur sur lequel il ou elle n’a pas de contrôle (comme le soldat pris sous le feu de l’artillerie ennemie, victime de ce qu’on a d’abord appelé le shell shock et à présent un syndrome post-traumatique). Or les consommateurs de pornographie ne sont évidemment pas passifs et ils peuvent facilement quitter toute page sur Internet qui leur déplairait. En outre, ils opèrent certainement des choix dans ce qu’ils voient, ont envie de voir ou refusent de voir. Ainsi, il y a à l’évidence un grand partage entre la pornographie hétérosexuelle et la pornographie gay (même si la frontière n’est pas étanche), et chacun, chacune choisira l’une ou l’autre (ou les deux) en fonction de ses prédispositions, orientations, envies ou humeurs… Et cela vaut pour tous les types de pornographie notamment les pratiques dites extrêmes — fist fucking, scatologie, flagellation, torture ? — qui n’apparaîtront pas « miraculeusement » à l’écran mais seront le fruit d’une recherche plus ou moins longue.

L’accusation devient alors que la pornographie proposerait des « modèles de comportement » néfastes, de « mauvais modèles » que les plus jeunes notamment seraient portés à imiter dans leurs propres relations. Et, comme le disent certaines et comme d’autres le reformulent de différentes façons, la pornographie serait l’école du viol dont les femmes seraient les principales victimes. On retrouve ici sous une forme accentuée les accusations à l’encontre de la pornographie accusée de reproduire les stéréotypes sexistes favorisant la domination masculine. Et il y aurait une continuité « systémique » entre la pornographie et les violences faites aux femmes.

Plusieurs objections peuvent être faites à une telle analyse. D’abord, les fantasmes de domination, et, dans leur forme extrême, de viol se retrouvent également dans la pornographie gay. En outre, la domination féminine, celles des séances de femdom, est elle aussi largement illustrée en pornographie. Enfin, un grand nombre de vidéos présentent des situations où la domination est absente (même si des analyses plus fines peuvent nuancer ce constat). Autrement dit, on ne peut pas réduire l’ensemble des productions pornographiques à un seul schéma, même si le succès des vidéos illustrant peu ou prou une forme de domination masculine est patente. Il y a bien là une rencontre entre des productions plus ou moins fantasmatiques et des dispositions qui vont s’orienter de façon privilégiée vers certains genres de productions, mais ce n’est pas la pornographie qui en soi crée de telles dispositions : tout au plus les favorise-t-elle ou les entretient-elle sans que l’on puisse affirmer qu’elle entraîne un passage à l’acte.

Comme on l’a vu en effet, la majorité des consommateurs confirment qu’à leurs yeux, la pornographie est éloignée de la réalité des relations sexuelles. Et les unes et les autres soulignent l’ambivalence qu’ils ressentent à l’égard de ces productions jugées stéréotypées et « sexistes ». La pornographie révèle donc bien la vérité d’un désir de domination — mais sans doute aussi de soumission [4] — largement répandu mais qui ne trouve pas à s’accomplir tel quel dans la réalité. Et il n’y a pas de raison de croire que les adolescents ou adolescentes aient une perception différente des adultes de ces productions pornographiques [5].

Si l’on veut lutter spécifiquement contre les violences faites aux femmes ou plus largement contre les stéréotypes sexistes, il est certain que l’interdiction générale de la pornographie aux mineurs n’aura pratiquement aucun impact : d’une part, le comportement des individus réellement violents (qui sont tout de même minoritaires) trouve son origine dans des attitudes profondément ancrées et intériorisées tout au long de l’existence (qu’une consommation pornographique peut seulement alimenter) ; et d’autre part, favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes, défendre le consentement dans les relations sexuelles impliquent une éducation beaucoup plus large autour de ces valeurs fondamentales. Si certains adolescents ignorent le respect et même le consentement d’autrui, c’est d’abord le respect de l’autre et de son consentement qui doit être appris, car leur attitude brutale et sexiste perdurera très vraisemblablement au-delà de dix-huit ans.

Interdire strictement la pornographie aux mineurs revient donc d’une part à réduire la diversité de ces productions à un seul modèle (celui de la supposée domination masculine et du sexisme) et d’autre part à pénaliser l’ensemble des jeunes qui font rapidement la différence entre ces images et la réalité qu’ils vivent, et qui n’ont pas de comportements problématiques.

Est-ce à dire qu’aucun contrôle ne doit être exercé sur le visionnage de ce genre d’images ? Sans doute pas. D’abord, ce qui est criminel (pédocriminalité, vidéos d’actes sexuels non consentis, diffusion non consentie d’images intimes…) doit évidemment rester interdit. Par ailleurs, on peut imaginer une signalétique plus explicite et plus détaillée avertissant les visiteurs ou visiteuses du caractère « non réaliste », fictionnel des images [6] ou des vidéos proposées. Même si l’on doute de l’effet réellement dissuasif de tels avertissements, ils peuvent néanmoins préparer les visiteurs à la vision d’images éventuellement choquantes (même si, encore une fois, on trouve sur Internet des vidéos — non pornographiques — d’une violence extrême et sans aucun avertissement).

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Ce texte fort long, trop long, sera sans doute lu par peu de personnes jusqu’au bout (ou même pas lu du tout). Il est cependant nécessaire d’abord pour évacuer le soupçon de pédophilie ou de complaisance à l’égard de la pédophilie qui fonctionne aujourd’hui comme un épouvantail pour toute réflexion sur la sexualité à l’adolescence ; ensuite pour montrer que la moraline surtout dans la bouche d’un homme ou d’une femme politique ne constitue pas une véritable action politique mais relève de l’incantation sans réelle efficacité sur les phénomènes qu’elle prétend combattre.

L’actrice pornographique et les harceleurs

L’actrice et réalisatrice de films pornographiques Nikita Bellucci s’est élevée à de nombreuses reprises contre l’accès des adolescents à des sites pornographiques. Elle a en effet été victime de harcèlement de la part de jeunes gens ayant certainement visionné certains des films où elle apparaissait. Elle en appelle donc à un contrôle strict de l’accès aux sites pornographiques. Je pense cependant que c’est une mesure naïve et inefficace pour les raisons déjà dites mais pour d’autres également que je souhaite développer.

Même si Nikita Bellucci n’a pas précisé (à ma connaissance) la nature du harcèlement subi, on peut supposer vraisemblablement qu’il comporte trois aspects principaux : le mépris pour les travailleuses (et travailleurs) du sexe qui s’exprime par des injures que tout le monde connaît, le mépris sinon la haine pour les femmes en général dans un contexte « masculiniste » plus ou moins explicite (discours de haine que les prises de position féministes de l’actrice ont pu pour une part susciter), et enfin des tentatives plus ou moins maladroites et répétées d’entrer en contact personnel avec l’actrice dans l’espoir d’avoir des relations intimes avec elle (et il se peut que ce soit pour une part l’échec de ces tentatives qui ait entraîné les réactions d’hostilité et de mépris). Ces différentes formes de harcèlement sont à mes yeux tout à fait condamnables mais je ne crois pas que des mesures d’interdiction puissent y mettre fin.

Le mépris pour les travailleuses ou travailleurs du sexe ne s’arrête évidemment pas à dix-huit ans, et ce n’est pas la vision de vidéos pornographiques qui seule puisse le susciter. Il s’agit bien d’un système de valeurs beaucoup plus large — même s’il n’est heureusement pas partagé par tous et toutes — qui stigmatise dès le début de l’adolescence les filles qui ont « mauvaise réputation », qui « couchent avec n’importe qui » et qui sont qualifiées de « putes ». Et le harcèlement à l’égard de ces jeunes filles peut être aussi grave, comme l’ont révélé certains faits divers sordides, que celui subi par Nikita Bellucci (que je ne minimise en aucune façon). Seuls l’éducation, le dialogue, la formation, la prévention sont en mesure de transformer de façon positive ce système de valeurs détestable. Bien entendu, ceux qui travaillent dans le domaine de l’éducation savent combien ce genre d’actions est difficile à mener et que le succès auprès du public visé n’est jamais entièrement acquis : le changement de mentalités ne s’opère pas en une ou deux heures d’animation. Et, si les parents sont en principe les premiers éducateurs, il ne faut pas oublier qu’une partie d’entre eux (difficile à estimer) partage malheureusement ces préjugés.

Cette réflexion vaut également pour l’idéologie machiste et masculiniste qui imprègne de nombreux individus, mais ici aussi la pornographie n’est guère qu’un prétexte pour exprimer un mépris des femmes qui est beaucoup plus large, et qui s’ancre dans des attitudes profondes et se manifeste dans des comportements nombreux et divers. Et il y a certainement autant d’adultes qui pratiquent un harcèlement machiste que d’adolescents. Ici aussi, l’éducation est le véritable remède (avec les limites déjà dites) ainsi que l’appel à la loi (même si ces délits sont aujourd’hui malheureusement peu poursuivis).

La mesure visant à interdire l’accès aux sites pornographiques aux mineurs peut sembler répondre au cas des adolescents qui harcèlent une actrice pornographique pour entrer en contact avec elle. Mais ce type de harcèlement — celui de fans déçus qui transforment leur déception en agressivité — concerne l’ensemble des personnalités publiques, obligées de mettre des barrières pour se protéger d’admirateurs ou admiratrices trop empressés. Ce qui est réellement en jeu ici, c’est une éducation aux médias qui fasse prendre conscience aux adolescents mais aussi aux adultes de l’inégalité de positions entre les individus privés (que nous sommes tous) et les personnalités publiques (plus ou moins célèbres), inégalité que masquent précisément les médias audiovisuels : ceux-ci nous donnent l’illusion de connaître personnellement sinon intimement les individus qui apparaissent à l’écran comme cette présentatrice ou présentateur de la météo que je vois chaque jour à la télévision et dont j’écoute sans doute moins les propos du jour que je ne regarde son habillement, son attitude ou sa manière de s’exprimer. J’ai une impression de familiarité qui n’est évidemment pas partagée par la personnalité publique qui s’adresse à un public anonyme, plus ou moins large. Les réseaux sociaux avec les possibilités de réponses ou de réactions données aux internautes aggravent sans doute cette illusion, car une personnalité qui a des milliers sinon de millions de followers reçoit tout autant de sollicitations auxquelles elle ne peut ni ne veut sans doute répondre [6]. Ici aussi, des faits divers plus ou moins dramatiques ont montré comment des individus frustrés dans leur désir de reconnaissance transforment leur frustration en agressivité au point de commettre des actes plus ou moins dramatiques. Cette inégalité de positions que crée la célébrité peut paraître évidente mais elle doit être soulignée dans une perspective d’éducation aux médias pour lutter efficacement contre les phénomènes de harcèlement à l’encontre des personnalités publiques : si les personnages fictifs qu’incarnent les stars du porno donnent l’illusion de « coucher avec tout le monde », ces personnes ont évidemment leur vie propre qui ne dépend pas des personnages qui apparaissent à l’écran. Et elle n’ont de compte à rendre à personne, même pas à leurs admirateurs ou admiratrices.

 


1. Après tout, les manuels d’éducation sexuelle peuvent montrer des images sexuellement explicites, mais leur mise en forme (dessin, couleurs pastel, stylisation…) est suffisamment édulcorée pour éviter tout effet « traumatique ». Et l’on se souviendra que les enfants des campagnes ont longtemps fait leur éducation en observant des animaux s’accoupler parfois de façon brutale.

2. Il est vraisemblable que la vision de vidéos pornographiques par des enfants prépubères intervient dans des contextes d'inceste par un adulte ou par un enfant plus âgé et dominant. Et le fait qu'un enfant dessine des scènes de nature pornographique ou qu'il imite de tels comportements signifie qu'il est vraisemblablement victime d'actes pédocriminels de la part d'un adulte ou d'un autre enfant plus âgé. Il ne faut donc pas confondre la cause et le symptôme dans de telles situations : ce sont des pédocriminels qui utilisent la pornographie pour parvenir à leurs fins. Cf. Dorothée Dussy, Le Berceau des dominations. Anthropologie de l'inceste. Paris, Pocket, 2021.

3. Source : https://www.moijeune.fr/thematiques/societe/pornographie/dabord-a-age-as-ete-expose-a-de-pornographie-premiere/

4. Les critiques féministes de la pornographie « hétérosexuelle » sont souvent extrêmement naïves en croyant que les spectateurs masculins s’identifient spontanément aux perfomeurs du même sexe, et que les performeuses sont dès lors traitées comme des « objets ». Mais on a des raisons de croire que les spectateurs s’identifient bien plus aux performeuses qui sont toujours au centre de l’écran, qu’aux performeurs anonymes, réduits généralement à leur seul sexe (aussi remarquable soit-il !). C’est bien les réactions des actrices que montrent de manière privilégiée les caméras, même si ces réactions sont en partie feintes (comme dans tout film de fiction). Autrement dit, les spectateurs, dans ces séquences de domination, sont sans doute mus par un fantasme de domination qui est cependant le masque d’un désir de soumission, d’humiliation, d’abjection.

5. De la même façon d’ailleurs, les films ou les jeux vidéos mettant en scène la violence et la célébrant de façon plus ou moins explicite connaissent un grand succès et sont de ce fait largement critiqués sans que l’on ne puisse en conclure à des effets mécaniques sur les comportements réels : si des études en psychologie révèlent des effets indubitables (augmentation des conduites agressives, désensibilisation à la vision d’événements violents) 4, ceux-ci restent essentiellement dépendants du contexte ainsi que des dispositions individuelles. L’immense majorité des joueurs de jeux vidéos violents (comme Grand Theft Auto ou GTA, bien souvent dénoncé) ne se transforment pas en tueurs de masse ni même en voleurs ou en braqueurs de banque. Même s’il est possible qu’après une bonne partie, leur agressivité augmente, faut-il encore qu’elle trouve l’occasion de s’exprimer dans une conduite réellement violente. Le même raisonnement vaut certainement pour les productions pornographiques qui représentent des formes plus ou moins accentuées de domination masculine mais qui restent pour la plupart des consommateurs de l’ordre du fantasme.

6. C’est bien sûr déjà le cas pour des sites consacrés à la domination sexuelles qui annoncent par exemple : “Attention: this video depicts a fantasy. All participants are consenting adults of legal age. All depictions of weapons, drugs and/or alcohol are fictitious. All BDSM acts are administered or supervised by trained professionals.” Faut-il encore comprendre l’anglais…

7. Beaucoup de surfeurs du web n’imaginent même pas que nombre de comptes de célébrités sont en fait gérés par des équipes de communication qui répondent de façon plus ou moins personnalisée et pertinente aux internautes.

La domination masculine entre philosophie et sociologie

3. D’après ce qui a été dit dans l’article précédent, il est évident que nous pouvons concevoir plusieurs genres de gouvernement démocratiq...