mercredi 30 août 2023

Nathalie (entre économie et politique)

2 avril 2022

Chère amie,

Je crois que je suis trop vieux pour discuter politique…

Quoique… Ce sont bien les propos de Nathalie A. que j’ai lus ou entendus ailleurs.

Je ne les juge pas d’un point de vue moral (ou moralement politique car les deux se confondent chez elle) mais du point de vue des faits.

Du point de vue moral, sa logique est bien connue : le mal, c’est le capitalisme, or les États-Unis sont l’empire capitaliste donc c’est l’empire du mal comme le prouvent le Chili, l’Irak, l’Afghanistan, etc. Je trouve cela malsain comme raisonnement : les crimes des uns justifieraient les crimes des autres… comme si tous ceux qui dénonçaient l’agression russe en Ukraine étaient des partisans de l’impérialisme américain, mais bon passons.

Du point de vue factuel par contre, je pense que ce qu’elle dit est faux. Elle reprend la propagande russe sur l’élargissement de l’Otan comme si ces arguments expliquaient la politique de Poutine. Or c’est de la propagande comme ses accusations à l’encontre des supposés nazis ukrainiens. Cette blague-là, Nathalie ne l’a pas reprise, mais l’autre prétexte ne vaut pas beaucoup mieux. Je crois qu’elle ne comprend pas en fait ce qu’est la géopolitique. C’est une logique d’empire. Un empire a besoin de pays soumis, vassaux, alliés, affidés, et la concurrence entre empires n’est qu’une des composantes de leur logique qui est celle de la main mise sur toutes les proies plus faibles à leur portée. L’empire américain, US plus exactement, a mis la main à plusieurs reprises sur différents pays d'Amérique latine, sans que la menace communiste n’y ait la moindre part (notamment à l’époque des républiques bananières), et l’on comprend bien la haine ou la détestation que les peuples d’Amérique latine ont à l’égard des « Gringos ». C’est la même chose pour la Russie (anciennement URSS), quand elle intervient en Afghanistan, en Géorgie, en Tchétchénie, dans le Donbass, en Crimée puis en Ukraine. Nathalie peut parler de brigands, mais c’est ce qu’a fait son maître à penser Léon qui n’a pas hésité, après la Révolution, à mener des guerres sanglantes pour maintenir et étendre l’empire soviétique (notamment en Ukraine…).

Dans le cas précis de l’invasion de l’Ukraine, parler d’une responsabilité de l’Otan relève de la propagande. L’Otan n’a évidemment aucune intention d’attaquer la Russie puissance nucléaire comme l’a rappelé si gentiment Poutine. Et dans le cas de l’élargissement, le rôle de l’Otan est défensif : c’est bien pour cela que les pays d’Europe centrale ont tous volontairement adhéré à l’Otan parce qu’ils avaient des raisons objectives de croire que la Russie était prête, quand l’occasion se présenterait, à leur remettre la main dessus. Et l’invasion de l’Ukraine leur donne évidemment raison… C’est une guerre impérialiste (mais pas au sens léniniste), et la concurrence entre empires n’est qu’une composante de cette logique. La logique profonde, c’est la puissance politique, géopolitique plus exactement. Ce n’est pas une logique économique comme le pense Nathalie qui parle de « brigands » et qui réfléchit dans une perspective étroitement marxiste (alors qu'elle aurait dû plutôt lire dans ce cas d'espèce Norbert Elias ou même mieux Shakespeare !). Poutine a besoin d’affirmer sa puissance aussi bien au niveau intérieur qu’extérieur, et, pour lui, il était temps de mettre l’Ukraine au pas, c’est-à-dire d’en faire un pays vassal. Peut-être qu’il n’y arrivera pas, mais il en tirera un bénéfice politique minimal : l’indépendance reconnue de la Crimée, l’autonomie du Donbass, un accès élargi à la mer d’Azov, une « alliance » économique, politique avec la Russie ou que sais-je encore. Ce qui est sûr en tout cas du point de vue des peuples et non plus des empires, c’est que les Ukrainiens dans leur majorité ne souhaitent pas, ne souhaitaient pas être sous domination russe (et que l’impérialisme américain leur paraissait sans doute plus doux comme pour les autres pays d’Europe centrale devenus membres de l’Otan).

On peut être pacifiste (je le suis et je ne suis pas prêt à mourir pour la Crimée), on peut être internationaliste comme Nathalie (Prolétaires de tous les pays unissez-vous), mais, à mes yeux, une morale simpliste (« tous des brigands ») ne peut pas remplacer une analyse exacte des différentes situations si l’on prétend juger des responsabilités des uns et des autres. En l’occurrence, Nathalie reproche aux Ukrainiens de vouloir être indépendants…

 Croyez, très chère, en mon amitié la plus sincère, etc.

6 avril 2022

Cara amica,

Avec le temps me vient une réflexion plus générale sur le même propos.

Nathalie, comme tous les militants marxistes, a beaucoup de difficultés à penser le pouvoir, même si elle l’exerce très certainement dans sa propre organisation. C’est une tache aveugle parce que la vulgate marxiste affirme que « la base économique est déterminante en dernière instance ». Autrement dit, la clé d’explication universelle est l’intérêt économique, l’intérêt économique caché par la bourgeoisie. Et, comme les États-Unis sont l’empire du capitalisme, ce sont les intérêts (économiques) de la puissance américaine qui guident (ou guideraient) le monde… Mais, dans une telle perspective, la politique étrangère de Poutine devient incompréhensible : elle ne peut être qu’une « réaction » à celle — impérialiste bien sûr — de l’Otan. Je l’ai déjà dit.

Mais tout cela témoigne d’une incompréhension profonde du pouvoir politique qui ne serait qu’une « superstructure », simple reflet de la lutte des classes. Marx, qui était quand même plus subtil que Nathalie, évoque à propos du coup d’État de Louis Bonaparte « ce pouvoir exécutif, avec son immense organisation bureaucratique et militaire » qui permet à un homme seul d’exercer le pouvoir et qui substitue au « despotisme d’une classe » celui « d’un individu », mais il ne peut s’empêcher de considérer qu’il s’agit là d’un « mécanisme étatique complexe et artificiel, [d’une] armée de fonctionnaires d'un demi-million d'hommes et [d’une] autre armée d’un demi-million de soldats, effroyable corps parasite, qui recouvre comme d’une membrane le corps de la société française et en bouche tous les pores », estimant qu’il s’agit là de l’héritage de la centralisation monarchique d’Ancien Régime. Marx reconnaît « que, sous le second Bonaparte, l’État semble être devenu complètement indépendant », mais il fait du président bientôt empereur le représentant des « paysans parcellaires », réduisant l’État et surtout l’exercice de l’État à traduire des intérêts de classe (ou de fractions de classe), même s’il ne manque pas de railler les illusions que ces petits paysans se font sur leurs propres intérêts. Mais il ne s’interroge pas plus avant sur ce « mécanisme étatique » qui permet à un homme seul d’exercer un pouvoir despotique. De la même manière, Léon, le maître à penser de Nathalie, aura bien de la peine à comprendre le stalinisme, dont il sera pourtant la victime, et il n’y verra qu’une réaction de la « bureaucratie » face aux changements révolutionnaires. Comment Staline établira un pouvoir absolu, pourquoi Staline liquidera ses plus fidèles serviteurs, pourquoi Staline fera assassiner ou déporter des millions de personnes qui n’étaient même pas nécessairement hostiles au pouvoir soviétique, cela restera inexpliqué, inexplicable, jugé finalement secondaire par rapport à « la lutte des classes ».

Cette manière de penser qui voit des individus mus essentiellement par leur intérêt économique et qui interprète l’ensemble de l’histoire comme un conflit entre des intérêts opposés est très largement partagée par nos contemporains qui, notamment à chaque conflit militaire, évoquent facilement le gaz, le pétrole, les « matières premières » ou n’importe quel élément économique plus ou moins caché comme la cause supposée cachée de ces guerres ou interventions militaires. Que les intérêts économiques jouent un grand rôle dans nos sociétés est indéniable et on trouverait des milliers d’exemples (et même plus !) qui le confirment. Mais ce rôle important ne signifie pas que la supposée base économique soit « déterminante en dernière instance », ni qu’elle explique en particulier l’action politique. C’est Karl Polanyi qui, dans la Grande Transformation, a montré que cette manière de penser, qui voit dans l’économie une sphère à la fois autonome (l’économie de marché) et soumettant l’ensemble de la société à son emprise, est une idéologie caractéristique des sociétés contemporaines mais inconnue des sociétés anciennes ou étrangères au monde occidental. Cela ne signifie pas que les motivations qui ne sont pas strictement économiques soient plus « nobles » ou moralement plus élevées que l’intérêt bassement matériel, et la gloire des guerriers se réalise avec une violence souvent extrême. Mais on n’explique pas le comportement d’un guerrier comme celui d’un entrepreneur capitaliste, et le contrôle religieux et moral de l’Église catholique sur les populations n’a pas grand-chose à voir avec les revendications salariales d’un syndicaliste. Et dans notre monde, l’action politique, notamment au niveau international, ne relève pas d’une logique étroitement économique. Il est même étonnant de voir combien de nos concitoyens sont persuadés que les hommes politiques agissent pour « l’argent » alors que les rémunérations et rétributions les plus élevées se retrouvent évidemment dans les entreprises privées.

Si l’on est un peu sociologue, il faut admettre que les hommes politiques sont soumis à des déterminations qui sont propres à ce champ, comme dirait Bourdieu, même si ces déterminations, pour ce qu’on en aperçoit, ne sont que partielles ou partiellement explicatives. Mais il s’agit d’un champ — la politique — qui est très spécifique et qui de ce fait est peu compréhensible pour ceux et celles qui lui sont extérieurs (c’est-à-dire la majorité d’entre nous). À ce propos, Bourdieu cependant parle toujours de « capital » (économique, social, symbolique, politique…) alors que le pouvoir politique ne s’accumule pas comme des lingots d’or à la banque. Le pouvoir n’est pas une chose, c’est une relation. Il faut se faire obéir. Sur ce point, les analyses de Max Weber, un des maîtres à penser de Bourdieu, sont plus éclairantes, car les différentes formes de domination (traditionnelle, charismatique rationnelle ou légale selon sa terminologie) reposent, rappelle-t-il, sur la « croyance en la légitimité » du pouvoir, croyance qui est en principe celle des dominés (ou d’une majorité d’entre eux). Mais comme on le voit bien aux moments révolutionnaires ou de trouble politique, le pouvoir résulte à la fois de la concurrence entre les prétendants et de leur capacité à nouer des alliances. Il faut des alliés, des affidés, des soutiens, des fidèles… Bien entendu, les phénomènes de routinisation et de bureaucratisation finissent par stabiliser le pouvoir, mais celui-ci reste toujours inquiet d’une concurrence, d’une contestation possible. Ce qui explique que le pouvoir tend à s’étendre, à vouloir étendre sa domination. Cette logique peut sembler absurde vue de l’extérieur — pourquoi toujours plus de pouvoir ? —, mais elle s’impose aux hommes politiques comme l’accumulation économique s’impose aux capitalistes (même si bien sûr cette « logique » n’est pas absolue).

Mais les deux logiques sont différentes, et l’on ne peut pas rabattre l’une sur l’autre, comme le montre, entre mille autres exemples, la guerre du Viêt-Nam menée par les États-Unis : aucun intérêt économique ne justifiait une guerre aussi longue et aussi coûteuse, et c’est une logique d’alliance, de soutien à un allié, qui s’est alors imposée au gouvernement américain en même temps que la peur d’une perte éventuelle de sa propre puissance. Même l’anticommunisme n’a pas empêché le président Nixon d’aller quelques années plus tard à Pékin pour essayer de nouer une nouvelle alliance avec un ennemi historique. Plus tard, les deux guerres du Golfe menées par les États-Unis n’ont pas été menées « pour le pétrole », comme l’ont dit et répété des critiques plus ou moins éclairés, mais pour des raisons géostratégiques : encore une fois, il aurait été bien moins coûteux d’acheter l’or noir de Saddam Hussein que d’engager de telles opérations militaires, mais il s’agissait pour les États-Unis de modifier l’équilibre politique dans la région alors qu’ils devaient faire face notamment à l’hostilité d’un ancien allié, l’Iran. Même l’invasion de l’Irak en 2003, basée sur des mensonges patents, visait à établir au Moyen-Orient un arc de pays alliés ou du moins favorables aux États-Unis, ce qui s’est révélé finalement un désastre politique au profit de l’Iran puis de la Russie revenue dans le jeu via la Syrie. Et l’on peut faire la même réflexion concernant le soutien américain inconditionnel à Israël qui ne s’explique évidemment pas par des raisons économiques.

Réfléchir de manière « marxiste » ou plus généralement « économiste » ne permet pas de comprendre les véritables motivations de l’action politique qui tient compte bien entendu des intérêts économiques du pays mais qui vise essentiellement à renforcer ou au moins à conforter le pouvoir d’État. C’est vrai en politique intérieure où l’on voit que les États modernes occidentaux se sont constitués grâce à deux grands mécanismes, le monopole de la violence « légitime » (justice, police) et le monopole fiscal. Aux monarchies absolues ont sans doute succédé des régimes caractérisés par une division plus ou moins importante des pouvoirs (législatif, judiciaire et exécutif), mais cet affaiblissement apparent du pouvoir est lié à la « rationalisation » et la « bureaucratisation » de l’État, ce que Weber appelle la domination légale, mais également à une diminution de la violence d’État (qui résulte pour une part de ce que Norbert Élias a défini comme la civilisation des mœurs). Il faut rappeler que l’alternance des majorités parlementaires n’a été rendue possible que lorsque que les dirigeants en place ont été convaincus qu’ils ne seraient pas exécutés s’ils perdaient le pouvoir… Et bien entendu, l’on voit, dans de nombreux pays aux traditions démocratiques moins solides ou carrément inexistantes, comment les pouvoirs menacés par la contestation peuvent réagir de manière violente.

En outre, au niveau international, là où il n’existe pas ou peu de mécanismes de régulation des conflits, la politique de puissance reste le mécanisme essentiel. La concurrence entre puissances est un des facteurs de cette stratégie mais ce n’est pas nécessairement le plus déterminant (comme on l’a cru lors de la Guerre froide entre deux blocs antagonistes) : l’exemple récent de la Russie de Poutine est de ce point de vue éclairant puisque l’on voit comment il profite de chaque opportunité pour étendre sa domination territoriale. L’on voit aussi comment le président russe accroit son emprise (et son empire) à l’extérieur mais également à l’intérieur, suscitant par la propagande l’adhésion d’une large partie de son opinion grâce à sa politique extérieure. Mais une telle stratégie n’est pas propre aux régimes autocratiques, et il faut se souvenir par exemple de la Guerre des Malouines, évidemment coûteuse pour la Grande-Bretagne, sans intérêt d’un point de vue économique mais essentielle comme démonstration de puissance extérieure pour Margaret Thatcher et comme test de popularité intérieure. Bien d’autres exemples peuvent être évoqués, qu’il s’agisse de l’occupation du Tibet par la Chine, du conflit au Cachemire entre l’Inde et le Pakistan, du conflit frontalier sino-soviétique de 1969, du refus de Churchill de négocier en juin 1940 avec l’Allemagne nazie…

Cela peut nous sembler à la fois évident — la politique, c’est prendre, exercer, conserver étendre le pouvoir — et absurde lorsque l’on constate comme simple citoyen le coût en particulier humain d’un conflit comme la Première Guerre mondiale… C’est pour cela que nous sommes tentés dans de telles circonstances de prêter aux chefs d’État des intérêts cachés qui nous semblent plus « logiques », plus « clairs », plus « naturels » que la pure recherche de la puissance politique.

Mi è gradito esprimerLe l’espressione del mio sincero omaggio,

12 avril 2022

Amie très chère,

En prolongement de mon courrier précédent, je crois qu’il est intéressant de revenir sur l’interprétation du stalinisme mais également plus largement de toutes les politiques d’inspiration léniniste. J’ai signalé précédemment que Trotski était incapable d’expliquer le stalinisme sinon comme une réaction de la classe (ou de la fraction classe) bureaucratique. Pour comprendre cet aveuglement, il faut évidemment prendre en considération les schèmes mentaux de Trotski mais également de Lénine, pour qui le marxisme était la seule grille d’interprétation valide et même plus profondément la Vérité du monde et de l’histoire. Dès lors, le marxisme a été pour les bolcheviks et les communistes qui les ont suivis une idéologie… au sens marxiste du terme, c’est-à-dire un ensemble d’idées plus ou moins cohérentes destinées à justifier leur action tout en masquant les véritables mobiles de cette action, de la même manière, par exemple, que l’idéologie colonialiste — apporter la civilisation et le progrès aux peuples arriérés et primitifs — n’était que le paravent d’une exploitation économique basée sur la violence et l’extorsion. L’idéologie au sens marxiste nous aveugle donc sur nos propres comportements dont les « véritables » raisons nous échappent. L’on peut d’ailleurs considérer qu’il s’agit là d’un principe fondamental des sciences sociales, car, si les hommes et les femmes avaient une connaissance immédiate et complète de ce qu’ils font, toute recherche scientifique ne ferait que répéter cette connaissance. Bien entendu, les individus ne sont pas complètement aveugles, et ils ont une conscience certaine mais partielle et déformée de leur propre action.

Quel est alors, si l’on suit cette hypothèse, le principe d’action des bolcheviks ? Pour Lénine et les bolcheviks, il s’agissait bien sûr de mener une révolution socialiste, de créer un parti révolutionnaire susceptible de renverser le pouvoir en place et d’exercer une dictature en faveur du prolétariat menant finalement à la disparition des différentes classes sociales. Il faut tout de suite noter que Lénine a privilégié dans ses écrits les plus célèbres la réflexion sur le pouvoir d’État, sur l’absolue nécessité d’en prendre le contrôle total, mettant au second plan les transformations sociales qui devraient suivre la révolution. On sait que l’industrialisation sous Staline en sera le moteur principal, industrialisation qui au final se fera au service de la puissance d’État.

Autrement dit, il s’agissait de prendre le pouvoir politique pour faire la révolution sociale. Mais c’est typiquement une posture idéologique où l’objectif final, en apparence noble et généreux, camoufle l’action véritable qui était bien d’établir une dictature pour autant qu’elle se fasse au nom de prolétariat. En aucun cas, Lénine ni aucun de ses successeurs n’aurait cédé le pouvoir politique à quelqu’un d’autre ni à un autre parti, si ce n’est sous l’effet de la violence comme ce sera le cas pour Trotski et les autres dirigeants bolchevicks éliminés par Staline. Lénine croyait bien sûr au marxisme, à la révolution socialiste, mais toute son action visait d’abord et avant tout à la prise du pouvoir d’État et notamment à l’élimination des ennemis politiques qui auraient pu contester son pouvoir, partis « bourgeois », mencheviks et anarchistes. Le ralliement des « bourgeois » nécessaires (officiers, ingénieurs, intellectuels…) suffisait à en faire des alliés tandis que toute révolte venue « d’en bas » (paysans en grand nombre, ouvriers, mutinés de Kronstadt…) transformait ces révoltés en ennemis à abattre. Le pouvoir à prendre, à conserver, à maintenir à tout prix importait bien plus que la révolution sociale. Dans cette perspective, la « lecture » marxiste qui interprète les conflits politiques en termes de lutte des classes se révèle très largement illusoire. Lénine prétendait agir au nom du prolétariat (qu’il considérait pourtant comme incapable d’agir de façon consciente en faveur de la révolution), mais son action se rapprochait bien plus de celle d’un monarque absolu cherchant à mettre en place un appareil d’État omniprésent, efficace et surtout obéissant. Comme pour le coup d’État de Louis Bonaparte analysé par Marx, le « despotisme d’un individu » ou d’un parti allait se substituer au « despotisme d’une classe » grâce à la mise sur pied d’un État fort, autoritaire, centralisé et terriblement brutal. Dans cette perspective, la mise sur pied d’une police politique, la Tchéka, fut une priorité pour asseoir l’autorité sans partage du nouveau régime. Quant au « centralisme démocratique » — qui n’avait de démocratique que le nom et qui interdisait toute dissension au sein du Parti —, tel qu’il fut imaginé, théorisé et mis en œuvre par Lénine, il conduisait à la mise sur pied d’un appareil de pouvoir extrêmement centralisé et hiérarchique, puis d’un État soumis à un groupe restreint de personnes (Politburo et ensuite Secrétariat du Parti) avant que ce ne soit celui d’une seule personne. Croire que ces quelques individus étaient des représentants d’une classe sociale ou de différentes fractions de classe ou qu’ils visaient à établir une société sans classe, est une illusion (au sens freudien) qui masque le véritable principe de leur action, la prise de pouvoir et son affermissement dans un contexte d’extrême instabilité politique et militaire..

Les derniers historiens marxistes (parfois philosophes…), qui insistent sur la diversité des « communismes » pour les dédouaner notamment de l’accusation d’une violence fondatrice et d’un totalitarisme d’essence, sont incapables de voir la continuité profonde entre des régimes aussi différents que la RDA étroitement contrôlée par une police politique, la Stasi, à la limite de la paranoïa ou la Chine soumise aux soubresaut violents du maoïsme : dans les deux cas cependant, comment ne pas voir que la logique d’action qui prévaut est celle d’un État dictatorial qui, au nom du « socialisme », exerce un pouvoir aussi absolu que possible sur les populations, qu’il s’agisse du pouvoir d’un parti, d’une fraction d’un parti ou d’un seul homme ? Et quand la Chine se convertit au capitalisme, comment ne pas voir que l’héritage le plus essentiel du communisme d’inspiration léniniste est le contrôle de de l’appareil d’État ? La société sans classe n’est même plus un prétexte. En revanche, la puissance de l’État, dont l’étreinte peut se desserrer en certains lieux, reste l’objectif quand il s’agit du Tibet ou des Ouighours.

Restent les deux compères Trotski et Staline. Comme Lénine, Trotski était imbibé d’un marxisme qui agissait sur lui comme une idéologie lui masquant les motifs véritables de sa propre action. Comme chef de l’Armée rouge, il savait pourtant bien que l’essentiel était de combattre les ennemis du nouveau régime, à l’extérieur et à l’intérieur, avec la violence nécessaire et sans états d’âme (comme il l’explique très clairement dans Leur morale et la nôtre où il justifie notamment les prises d’otages au nom d’une fin supérieure bien sûr, le « socialisme »). Mais pour Trotski comme pour Lénine, la ligne de partage passait entre le Parti et les autres ; et les ennemis à éliminer, par la violence si nécessaire, étaient extérieurs au « clan » (selon l’expression de Nicolas Werth) communiste soudé d’abord autour de la figure tutélaire de Lénine. En revanche, Staline, dans une logique purement politique fondée sur des relations personnelles d’alliance, de connivence, de fidélité et puis bien sûr de trahison, fera passer la frontière à l’intérieur même du parti. Et il s’est révélé en la matière plus habile tacticien, plus rusé manipulateur que Trotski, pour nouer des alliances souvent temporaires, éliminer ses « ennemis » et enfin établir un pouvoir fondé sur sa seule personne grâce à des affidés. Sa paranoïa personnelle l’a certainement guidé dans cette stratégie politique, mais il ne faut pas oublier que cette peur était partagée à des degrés divers par tous les leaders bolcheviques qui savaient bien que leur prise de pouvoir était fondée sur la violence et qu’ils étaient toujours menacés d’être victimes d’une violence contre-révolutionnaire. Et la seule manière d’y échapper était de renforcer le pouvoir de l’État soviétique en particulier dans les années qui ont suivi la révolution. Encore une fois, il est absurde de croire que c’est un groupe social qui aurait « poussé » Staline au pouvoir alors que l’appareil qui permettait cet exercice existait déjà (même s’il l’a ensuite fortement développé), et c’est Staline qui s’est appuyé sur des individus — réputés « bureaucrates » ou « parvenus » incultes politiquement… — dont la fidélité lui était acquise (au moins temporairement), pour disposer d’une appareil d’État obéissant sinon efficace. Dans toute leur absurdité et leur cruauté, les purges staliniennes, qui se sont exercées à tous les niveaux du parti (et pas seulement à son sommet) et de la société, avaient bien pour objectif d’asseoir un pouvoir, le paradoxe étant que plus le pouvoir se renforçait, plus le sentiment d’une résistance (ou de multiples résistances) au pouvoir s’accentuait (Werth parle d’un « syndrome de frustration »). Et la répression paranoïaque a duré jusque la mort de Staline.

Si l’on considère à présent la dimension proprement sociale de la révolution bolchevique, on constate facilement qu’aux premiers temps, à l’époque léniniste, le parti s’est appuyé sur sa base ouvrière qui lui permettait de « tenir » les grandes villes, mais a dû tenir compte des résistances sociales des paysans, essentiellement avec la célèbre NEP qui a évité l’effondrement de la production agricole. Plus tard, la collectivisation de l’agriculture (d’une extrême violence comme on le sait) et l’industrialisation à marche forcée répondent en fait à une logique de puissance d’État qui s’estime en concurrence — idéologique, politique, économique, militaire… — avec les grandes puissances « capitalistes ». Toutes les querelles sur l’arriération supposée de la Russie, sur les différents stades de développement, qui s’inscrivaient dans un cadre de réflexion d’inspiration apparemment marxiste — il fallait passer par l’industrialisation, il fallait que la classe ouvrière devienne majoritaire pour qu’un jour la société sans classe soit possible… — masquaient en fait la réalité d’une politique visant à maintenir le parti (sous Lénine) ou bientôt son leader Staline au pouvoir.

Tout cela peut paraître évident si l’on se place dans une perspective proprement politique (ou si on a un peu lu Shakespeare), mais elle reste incompréhensible pour la majorité de nos contemporains qui ne voient pas quelle « logique » est à l’œuvre dans une telle politique, ni quels « intérêts » pouvaient bien poursuivre quelqu’un comme Staline qu’on doit alors déclarer fou ou paranoïaque (ce qui est vrai mais n’est qu’une part de l’explication). Ils oublient toutefois que des milliers et même des millions de communistes ont adhéré idéologiquement (et affectivement) à ce régime dictatorial. C’est ici qu’il faut revenir à cette idée que le marxisme a fonctionné aux yeux des communistes comme une idéologie au sens marxiste du terme. Ils y ont cru comme les croisés ont pu croire qu’ils étaient les défenseurs de la foi. Et ils étaient incapables de voir la violence du pouvoir parce qu’ils ne voyaient que la supposée société sans classes ou la révolution en marche. La fin justifiait les moyens, sans qu’ils comprennent que les moyens étaient depuis le début, depuis la formation du parti bolchevique, la véritable raison de cette politique toute entière orientée vers la prise du pouvoir et l’exercice d’une dictature sans partage. Et dans tous les pays où des partis d’inspiration léniniste se sont imposés, on a assisté au même processus d’une prise de pouvoir sans partage avec des transformations économiques et sociales de différentes natures (la supposée autogestion en Yougoslavie, les coopératives socialistes en Chine…) qui répondaient apparemment à l’objectif d’appropriation collective des moyens de production en vue de la réalisation d’une société sans classe mais qui visaient essentiellement un objectif général d’augmentation de la production, c’est-à-dire la puissance de l’État. Même si elles se révèlent des échecs sinon des désastres (comme le Grand Bond en avant maoïste), ces transformations souvent profondes étaient de toute façon présentées comme des « victoires du socialisme » sans qu’aucune évaluation sérieuse n’en soit faite, masquant ainsi la réalité politique d’une main mise sans cesse croissante du parti sur l’ensemble de la société. C’est chez les agents de la police politique que cette illusion idéologique était sans doute la plus prégnante puisqu’ils étaient les agents d’une répression souvent sanglante qui ne pouvait se « justifier » à leurs yeux que s’ils pouvaient considérer les victimes comme des « ennemis », des « traitres », des menaces pour la « Révolution ». Alors que Hannah Arendt affirme dans une perspective heideggérienne que c’est « la pure absence de pensée » qui caractérise les criminels nazis (de la même façon que la métaphysique occidentale aurait oublié la question de l’être), on pourrait dire à l’inverse que c’est la pensée des fins idéologiques qui masque la réalité des moyens qui seuls sont réellement agissants.

Tout cela relève de l’histoire mais garde sans doute une certaine actualité en ce qui concerne en particulier la géopolitique qu’on ne saurait réduire à l’économie. On pourrait d’ailleurs inverser la proposition de la vulgate marxiste sur la base économique « toujours déterminante en dernière instance » et affirmer que c’est le pouvoir qui est l’instance réellement déterminante et qui fonde en dernière instance l’ordre économique, la possibilité même de l’économie. Mais j’ai déjà été trop long et je risque de m’égarer dans l’explication de cette affirmation quelque peu paradoxale.

Veuillez accepter l’expression ô combien maladroite de mes sentiments les plus amicaux, etc.

15 avril 2022

Mon amie,

Je souhaite encore éclairer le paradoxe dont je faisais état dans mon dernier courrier, et qui pourrait se résumer de la façon suivante : « ce n’est pas la base économique qui est déterminante en dernière instance, mais le pouvoir ou, si l’on veut, la base politique » (même si la politique ne s’est réellement constituée de façon autonome qu’avec la formation des États). C’est une approche que je considère comme plus authentiquement sociologique car elle met au centre de ses réflexions les relations sociales puisque, comme je l’ai dit, le pouvoir n’est pas une « chose » mais fondamentalement une relation. Si l’on considère, les sociétés capitalistes où la sphère économique s’est « autonomisée » (terme qu’il faudrait encore définir), l’on voit facilement que la domination qui s’y exerce repose sur des relations de pouvoir plus ou moins pacifiées : les ouvriers « acceptent » de travailler, contre rémunération bien sûr, c’est-à-dire de se soumettre à une organisation du travail qui leur échappe largement (ce que Marx a défini comme l’aliénation, même s’il n’y a vu qu’une conséquence de l’exploitation capitaliste, alors que cette « aliénation », c’est-à-dire cette soumission, sans doute partielle, à l’autorité du patron est au fondement même de l’organisation capitaliste). Du côté des clients, les relations, bien qu’elles soient également inégalitaires, se déroulent dans un cadre largement pacifié, celui du « marché » où se rencontrent en apparence gentiment acheteurs et vendeurs, si l’on excepte les voleurs et les brigands. Mais ici aussi, l’on voit bien que le marché ne peut pas fonctionner sans l’existence d’une « police » au double sens du terme : il faut des policiers plus ou moins présents et plus généralement des mœurs qui soient policées pour permettre des échanges commerciaux pacifiés. Quand la guerre éclate comme on l’a vu récemment ou simplement l’émeute, on découvre qu’il s’agit bien là d’une norme sociale, d’une « normalité » sociale dont le vol brutal révèle la fragilité sinon l’arbitraire. Autrement dit, le marché capitaliste n’a pu réellement se développer qu’à l’ombre de la puissance d’État (qui bien sûr s’est lui-même construit grâce à l’impôt, une extorsion économique qui elle aussi n’a pu s’exercer que grâce à un pouvoir policier ou militaire…).

Dans cette perspective, le marxisme avec sa succession supposée de « modes de production » n’a jamais constitué une Science de l’Histoire dans la mesure où Marx a interprété toutes les sociétés passées à travers l’exemple du capitalisme, alors qu’il aurait sans doute mieux valu comprendre le capitalisme à l’aune des autres sociétés anciennes ou contemporaines (comme l’a fait Polanyi). De façon plus détaillée, l’on voit que la famille par exemple ne se résume pas à une entité économique (même si cet aspect y a sa part) et que les relations familiales impliquent l’exercice de multiples pouvoirs — les règles de l’alliance (du « mariage »), la répartition des tâches entre les sexes, l’éducation des enfants… —. Ici aussi, la littérature shakespearienne est éclairante : le Roi Lear parle du pouvoir politique sans doute mais bien plus profondément du pouvoir paternel, de la confiance qu’on peut avoir en ses enfants et surtout de l’amour plus ou moins fragile entre les membres d’une même famille. On dit parfois que l’amour est un leurre, une illusion, un masque du pouvoir. Mais c’est tout le contraire : c’est une des formes fondamentales de la domination, une domination si évidente que Weber l’a complètement négligée, car cette domination n’est ni traditionnelle (l’amour ne le devient que quand il est installé), ni charismatique (quel serait le charisme des enfants aux yeux des parents ?), ni « rationnelle » (l’amour bien sûr ne se commande pas par raison, et il résulte à nos yeux plus ou moins éblouis de l’objet même de notre amour : c’est l’objet qui déclenche l’amour, et non pas des motifs internes plus ou moins intéressés). C’est une forme essentielle de pouvoir sur l’autre, même si bien sûr l’amour est souvent fragile, inconstant, infidèle, mensonger, plein de duplicité, comme nous l’enseigne le Roi Lear. Mon pouvoir n’est jamais assuré, et le désamour est toujours possible. L’amour ne se commande pas, mais il commande, il m’assujettit, parfois de façon absolue. Et bien entendu, c’est un pouvoir personnel, le plus personnel qui soit sans doute. Et il n’est pas à sens unique : qui domine l’autre ? C’est un pouvoir que l’on pourrait dire à tête renversée car il est bien souvent difficile de dire qui commande à l’autre, qui soumet l’autre en se soumettant à lui. Lear meurt non pas d’être trahi mais d’être le « sujet » de cet amour dont il était, sans le savoir, immensément dépendant.

Je suis votre obligé, éternel, etc.

 


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La domination masculine entre philosophie et sociologie

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