dimanche 25 février 2024

À propos du nationalisme

Pour comprendre le passage des empires multiethniques aux nations modernes (brièvement évoqué ici), il faut considérer entre autres les effets de la Révolution française, effets qui dépassèrent la France et concernèrent l’Europe entière et au-delà.

Jusqu’alors, la France n’était pas une nation mais un royaume unifié seulement par le pouvoir central. C’était un pays hétérogène (comme les autres pays à l’époque), divisé en ordres hiérarchiques (le clergé, la noblesse, le Tiers État), en régions diverses, avec des langues différentes, des coutumes et des juridictions tout aussi diversifiées, des privilèges qui étaient ceux des ordres supérieurs mais étaient également accordés à des cités, des régions, des corporations, des grands « corps » comme ceux des officiers, et tout cela formait autant de strates, de lieux, de petites « sociétés » hérités d’un passé complexe.

La Révolution de 1789 s’inspire, on le sait bien, des idéaux universalistes des Lumières qui considèrent que, par nature, tous les hommes sont égaux et que les différences entre eux sont le fait de la « société ». L’universalisme des Lumières est un principe à la fois très simple et très puissant : dès la Révolution, qui « oublie » naturellement les femmes , Olympe de Gouges peut sur ce même fondement faire une déclaration des droits de la femme et de la citoyenne ; quelque temps auparavant, alors que le Roi (face à la crise du pouvoir) a sollicité des cahiers de doléances dans toute la France, les habitants du village de Champagney demandent l’abolition de l’esclavage (qui a cours dans les colonies françaises), eux qui vivent loin des ports négriers et n’ont sans doute jamais rencontre d’esclave ; aujourd’hui encore, l’antispécisme s’appuie sur le même principe d’universalité étendu cette fois à tous les « êtres sensibles » (une expression sorite directement de la littérature philosophique du 18e siècle). Mais le principe est également actif, sous une forme à peine modifiée, chez Marx et Engels qui somment les prolétaires de tous les pays de s’unir, par-delà leurs différences, pour parvenir à un communisme conçu comme permettant l’épanouissement de l’humanité entière. Bien entendu, entre un idéal de principe et la réalité, il y a un grand écart, et les conservatismes de toutes sortes imposeront des restrictions multiples à l’universalisme déclaré des droits de l’homme et du citoyen : les femmes en seront les premières victimes et Olympe de Gouges guillotinée ; le suffrage, loin d’être universel, sera conçu dès le début de la Révolution sur l’opposition entre citoyens « actifs » (c’est-à-dire essentiellement les propriétaires terriens) et citoyens passifs (excluant femmes, domestiques et autres pauvres), et le vote sera effectivement censitaire à partir de 1791 (même si un bref épisode permet en 1792 d’élire la Convention au suffrage universel masculin) ; enfin l’esclavage aboli en février 1794 dans les colonies françaises sera bientôt rétabli par Napoléon en 1802.

Mais du côté de ceux qui exercent le pouvoir, des révolutionnaires à Napoléon, il s’agira de mettre fin aux particularismes de l’ancienne société qui s’opposent peu ou prou à l’universalisme de principe. Pour que la volonté du peuple puisse s’exprimer, il faut que ce peuple soit uni, et le français, c’est-à-dire le parler parisien, deviendra la langue de la France en effaçant patois, dialectes et langues régionales (même s’il faudra attendre l’instruction obligatoire pour que cela devienne effectif). Au niveau juridique, les principes universels de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen sont désormais la règle qui s’étend à tout le pays, et Napoléon (encore lui !) achèvera ce processus par l’instauration d’un Code civil « bien rédigé, facile à interpréter, triomphe du droit écrit sur les coutumes ». C’est également la création de départements en 1790 à la place des anciennes régions de statut différent de l’Ancien Régime, l’instauration d’un système métrique en 1799 (à la place des coudées et des pouces variables selon le régions), le renforcement du pouvoir central (processus déjà largement entamé cependant par la monarchie absolue)… C’est à ce moment que se construit la nation, l’idée d’une Nation composée d’individus égaux que plus rien d’essentiel ne doit distinguer : la guerre venue des puissances étrangères va renforcer puissamment ce mouvement d’unification en imposant notamment l’image d’un peuple en armes contre l’ennemi extérieur. D’un côté s’impose à l’intérieur l’idée d’une nécessaire cohésion qui met fin aux particularismes, alors que, de l’autre, la division est désormais la règle entre les nations. Unification intérieure, hostilité extérieure, et ceux qui tentent de diviser la Nation sont des ennemis venus de l’extérieur ou leur complices comme les nobles émigrés ! À l’époque, alors que les autres pays européens sont encore des régimes monarchiques et/ou aristocratiques, la France se représente comme une nation supérieure, comme la seule Nation (si l’on excepte les États-Unis) porteuse des principes universels de la Révolution. Cela explique qu’en France, la Nation soit restée et reste encore largement un idéal de la gauche politique. Ainsi, la Commune de Paris en 1871 est une révolte populaire mais trouve pour une part son origine dans le refus de la défaite face à la Prusse et était animé « d'un patriotisme de gauche que la honte de la défaite exaspérait ».

La diversité linguistique de la France ancienne

Si l’on excepte la France, le nationalisme sera plutôt porté par la droite politique comme ça a été notamment le cas en Europe centrale après la Première Guerre mondiale dans des pays nouvellement créés (ou renaissants) comme la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie.… Mais dans ces nations supposément homogènes, il y avait d’importantes minorités perçues comme hostiles car soutenues de « l’étranger » voisin (Hongrois en Roumanie, Bulgares un peu partout, Allemands également dispersés, ou encore les Arméniens et les Kurdes dans la Turquie nouvelle…). Sans oublier bien sûr les Juifs, boucs émissaires partout désignés et stigmatisés. En outre, plusieurs de ces pays étaient des constructions « artificielles », réunissant des populations hétérogènes (Tchécoslovaquie, Yougoslavie). Dès lors, les revendications nationalistes d’une homogénéité « ethnique » refont surface, portées par des politiciens peut-être sincères mais surtout ambitieux qui préfèrent être les premiers dans leur village plutôt que les seconds à Rome. Mais il est important de voir que, comme en France à la Révolution, c’est le champ politique qui impose l’idée d’une « nation » homogène qui autrement serait « ingouvernable », d’une nation qui est nécessairement confrontée à d’autres nations voisines hostiles. Bien entendu, des différences linguistiques, ethniques, religieuses, culturelles et autres préexistent, mais ce sont des groupes politiques minoritaires qui les exacerbent pour parvenir, souvent de façon violente, au pouvoir. Et quand ça dégénère en conflit armé (trop facilement désigné comme « guerre civile »), les populations martyrisées sont d’abord sommées de « choisir leur camp » puis se retrouvent enfermées dans des haines qui, loin d’être « séculaires », sont nées des « malheurs de la guerre ».

Le nationalisme sous sa forme guerrière…
(Affiche de propagande américaine pendant la Première Guerre mondiale)
« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. » (Ernest Renan)

La Nation apparaît ainsi comme une transformation de l’universalisme des Lumières, un rétrécissement pourrait-on dire : c’est le « citoyen » qui venait derrière l’homme dans la fameuse Déclaration mais qui occupe à présent toute la place. Tous les citoyens sont libres et égaux pour autant qu’ils appartiennent à la même nation, qu’ils s’y fondent dans un creuset identitaire et qu’ils s’identifient à cette nation supposée essentiellement différente des autres. Mais, sous une forme ou sous une autre — nation ou humanité commune —, les sociétés présentes revendiquent toutes (on trouvera bien des exceptions…) une égalité de principe même si de multiples restrictions de fait y sont apportées. Car la véritable négation de l’égalité (comme l’a montré l’anthropologue Louis Dumont dans un ouvrage appelé précisément Homo hierarchicus) se trouve dans les sociétés hiérarchiques anciennes comme le système des castes en Inde, les trois ordres de l’Ancien Régime ou encore dans les empires : en leur sein, la hiérarchie permettait la coexistence (plus ou moins pacifique) de groupes hétérogènes mais hiérarchisés selon différents principes (la pureté en Inde, la service religieux ou le service armé sous l’Ancien Régime, l’appartenance à l’Islam sunnite dans l’empire ottoman, etc.). Un tel principe hiérarchique est devenu impensable dans des nations essentiellement individualistes (il n’y a plus de corps intermédiaire, de groupe dont l’appartenance serait assignée dès la naissance) et perçues comme homogènes, partageant une identité fondamentale, une humanité commune, plus importante ou plus essentielle que les différences sociales foncièrement arbitraires (ce qui explique par exemple que les féministes réaffirment constamment que le genre est une construction sociale). Et quand le principe égalitaire se restreint aux limites de la nation et prétend ne valoir que pour les supposés nationaux, c’est au nom d’une humanité universelle que l’on combat ce type d’inégalité, de racisme, de discrimination ou d’impérialisme.

Bien entendu, l’analyse (qui n’est pas personnelle et a été déjà faite par plusieurs historiens et anthropologues) porte ici essentiellement sur ces représentations sociales ou idéologiques, même si elles s’articulent indissociablement à des pratiques politiques, mais pour les historiens ou anthropologues dont je m’inspire, ce sont des idéologies profondément ancrées et qui, de ce fait, sont peu questionnées. Pour en donner un autre exemple moins sensible, quand on utilise une expression comme la « culture française », on pense spontanément que cette culture — expression de la nation — a une identité profonde dans toutes ses composantes, malgré leurs différences, identité qui permettrait de l’opposer globalement à la culture allemande ou italienne ou autre. Et beaucoup sont sans doute persuadés que les Wallons se ressemblent plus entre eux qu’ils ne ressemblent aux Flamands (qui pensent eux aussi que…). Bien entendu, cela ne signifie pas que l’on soit définitivement prisonnier de ce genre d’idéologies (qui sont traversées d’ailleurs par des tensions comme celles que j’ai évoquées), mais elle sont suffisamment prégnantes pour expliquer pour une part des événement comme la guerre civile au Liban (dont les racines de la guerre civile ont bien été analysées par Georges Corm dans Géopolitique du conflit libanais et L’Europe et l’Orient) et l’éclatement de l’ex-Yougoslavie.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

La domination masculine entre philosophie et sociologie

3. D’après ce qui a été dit dans l’article précédent, il est évident que nous pouvons concevoir plusieurs genres de gouvernement démocratiq...