3. D’après ce qui a été dit dans l’article précédent, il est évident que nous pouvons concevoir plusieurs genres de gouvernement démocratique. Mais mon but n’est pas de m’occuper de chacun d’eux, mais seulement de celui où, sans exception, tous ceux qui n’obéissent qu’aux lois de leur patrie, qui de plus sont leurs maîtres et vivent honnêtement, ont le droit de suffrage dans le conseil souverain et le droit d’occuper des fonctions dans le gouvernement. Je dis expressément : ceux qui n’obéissent qu’aux lois de leur patrie, pour exclure les étrangers, qui sont censés dépendre d’un autre gouvernement. J’ai ajouté : qui sont leurs maîtres pour le reste, voulant exclure par cette clause les femmes et les esclaves, qui vivent en puissance de maris ou de maîtres, ainsi que les enfants et les pupilles tout le temps qu’ils demeurent sous la domination de leurs parents et de leurs tuteurs. J’ai dit enfin : et qui vivent honnêtement, pour écarter principalement tous ceux qui par quelque crime ou par une vie honteuse sont tombés dans l’infamie.
4. Mais, me demandera peut-être quelqu’un, est-ce par une loi naturelle ou par une institution que les femmes sont sous la puissance des hommes ? Car si ce n’est que par une institution humaine, assurément aucune raison ne nous oblige à exclure les femmes du gouvernement. Mais si nous consultons l’expérience, nous verrons que l’exclusion des femmes est une suite de leur faiblesse. En effet, on n’a vu nulle part régner ensemble les hommes et les femmes ; au contraire, partout où l’on rencontre des hommes et des femmes, les femmes sont gouvernées et les hommes gouvernent, et de cette façon la concorde existe entre les deux sexes. Tout au contraire les amazones, qui régnèrent jadis, suivant la tradition, ne permettaient pas aux hommes de demeurer dans leur pays ; elles n’élevaient que leurs filles et tuaient leurs enfants mâles. Or, s’il était naturel que les femmes fussent égales aux hommes et pussent rivaliser avec eux tant par la grandeur d’âme que par l’intelligence qui constitue avant tout la puissance de l’homme et partant son droit, à coup sûr, parmi tant de nations différentes, on en verrait quelques-unes où les deux sexes gouverneraient également, et d’autres où les hommes seraient gouvernés par les femmes et élevés de manière à être moins forts par l’intelligence. Comme pareille chose n’arrive nulle part, on peut affirmer sans restriction que la nature n’a pas donné aux femmes un droit égal à celui des hommes, mais qu’elles sont obligées de leur céder ; donc il ne peut pas arriver que les deux sexes gouvernent également, encore moins que les hommes soient gouvernés par les femmes. Considérons en outre les passions humaines : n’est-il pas vrai que le plus souvent les hommes n’aiment les femmes que par l’effet d’un désir sensuel et n’estiment leur intelligence et leur sagesse qu’autant qu’elles ont de la beauté ? Ajoutez que les hommes ne peuvent souffrir que la femme qu’ils aiment accorde aux autres la moindre faveur, sans parler d’autres considérations pareilles qui démontrent facilement qu’il ne se peut faire, sans grand dommage pour la concorde, que les hommes et les femmes gouvernent également. Mais en voilà assez sur cet objet…
Le reste manque.
Spinoza, Tractatus politicus
* * *
Ce texte qui clôt le Tractatus Politicus (inachevé) de Spinoza est révélateur des apories de la pensée politique d’hier mais aussi d’aujourd’hui. L’aporie est ici celle qui oppose « la loi naturelle » et « l’institution », ou, en termes plus contemporains, la Nature et la Culture, et qui repose sur deux évidences largement partagées mais problématiques, à savoir : la nature est fondée sur des lois éternelles et immuables, tandis que la culture est une institution proprement humaine, variable, arbitraire que les hommes (et les femmes dans ce cas) sont libres de changer. À partir de ce point de départ, Spinoza accumule des faits d’observation qui lui permettent de soutenir que « la nature n’a pas donné aux femmes un droit égal à celui des hommes ».
Il est alors intéressant de constater que les anthropologues et ethnologues confirment très largement ces observations mais qu’ils n’en tirent pas du tout les mêmes conclusions. Ainsi, Bernard Lahire (dont l’ouvrage récent Les Structures fondamentales des sociétés humaines[1] sera largement commenté et utilisé dans ce papier) commence par rappeler les mêmes évidences que Spinoza : « Si les formes variables de la culture étaient explicatives de tout ce que nous observons, alors les chercheurs devraient pouvoir constater une très grande variation dans les rapports sociaux entre les sexes : des sociétés à forte domination féminine côtoieraient aussi bien des sociétés à forte domination masculine que des sociétés parfaitement égalitaires ou des sociétés dans lesquelles hommes et femmes domineraient des domaines différents de la vie sociale, et tout cela se succéderait ou se développerait parallèlement dans divers espaces géographiques. Or ce n’est pas ce que la préhistoire, l’anthropologie, l’histoire et la sociologie nous apprennent, constatant bien au contraire l’écrasante domination masculine dans la quasi-totalité des sociétés humaines connues. Cela constitue une énigme que la thèse du tout culturel devrait au moins tenter de résoudre. » (p.795). Cette énigme, le sociologue essaiera de lui apporter une réponse qui implique cependant de défaire cette opposition fondatrice de la pensée occidentale et qui perdure de Spinoza jusqu’à aujourd’hui, celle entre la Nature et la Culture (que le philosophe dénomme « institution »).
D’autres penseurs contemporains participent largement à cette remise en cause, qu’ils soient sociologues comme Lahire, éthologues comme Frans de Waal, philosophes comme Jean-Marie Schaeffer ou encore anthropologues comme Philippe Descola. Quelle sont les raisons qui motivent une tel questionnement ? On rassemblera ici sommairement quelques points d’analyse.
- La première critique porte sur l’opposition elle-même qui suppose que la nature et la culture sont fondamentalement différentes, qu’une discontinuité essentielle les sépare l’une de l’autre. Or l’humanité fait partie du règne animal comme celui-ci appartient à l’univers du vivant qui lui-même obéit aux lois de la chimie et de la physique. Et personne ne prétend que le règne animal se distingue radicalement du reste du vivant. Qu’il y ait des différences entre l’espèce humaine et d’autres espèces animales est évident mais ces différences ne sont pas plus importantes que celles qui existent entre par exemple un oiseau et un poisson ou entre une araignée et une méduse. Autrement dit, l’humanité fait pleinement partie de la « nature », et l’on devrait dire, de façon légèrement provocante, que tout ce qui est culturel doit être considéré comme pleinement naturel. Autrement dit, s’il y a culture, il faut expliquer comment elle apparaît dans l’histoire du vivant, et comprendre comment les traits culturels (ceux que Spinoza appelle les institutions) se sont construits à partir des réalités « naturelles », en particulier biologiques, depuis l’apparition des premiers hominidés.
- Dans une telle perspective, il faut mettre fin à ce que Jean-Marie Schaeffer appelle « l’exception humaine » qui ferait de nous une espèce radicalement différente des autres. L’éthologie entre autres a montré que les multiples traits censés caractériser la spécificité humaine — la conscience, la conscience de soi, le rire, le langage, l’empathie, la sociabilité, la culture même (on reparlera de celle-ci)… — sont partagés à des degrés divers et sous des formes diverses par d’autres espèces animales. Et si l’on considère les espèces les plus proches de nous, les primates, en particulier les chimpanzés et les bonobos (bien étudiés par Frans de Waal), on doit plutôt considérer qu’un éventail de petites différences nous sépare de nos cousins lointains plutôt qu’une césure radicale.
- Une troisième critique porte sur la notion d’arbitraire culturel : en opposant nature et culture, l’on suppose en effet que les « institutions » sont des constructions purement sociales, sans réel fondement, qu’il serait loisible de transformer par une décision de la volonté générale. C’est la célèbre thèse de la Boétie, dans son Discours de la Servitude volontaire où il prétend que le simple exercice de la volonté rendrait les hommes libres et mettrait fin à la tyrannie : « soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres ». Sans poser pour le moment la question de la domination politique et sociale, un autre exemple — celui de la langue — permet de comprendre facilement en quoi l’hypothèse de l’arbitraire culturel est fragile. Ferdinand de Saussure dans son Cours de linguistique générale a ainsi affirmé que la relation entre le signifié et le signifiant était arbitraire puisque le même concept /chien/ est désigné par des « mots » différents en français « chien », en allemand « Haushund » ou en japonais « inu ». Que la relation entre le signifié et le signifiant soit conventionnelle ou arbitraire n’implique cependant pas que toute la langue soit une construction arbitraire qu’il serait dès lors possible de modifier plus ou moins facilement : le rôle de la linguistique et de ses différentes approches est précisément de comprendre quelles sont les nécessités qui expliquent aussi bien la formation que l’utilisation réglée des différentes langues. Si en France, l’on parle d’un chien et non d’un « Hund » comme en Allemagne, cela s’explique historiquement par le fait que le français est une langue romane dérivée du latin comme l’italien ou le portugais qui utilisent des mots apparentés comme « cane » ou « cão ». Et si la fantaisie me prenait d’utiliser le mot « Hund » à la place du mot chien, je risquerais bien l’incompréhension avec mes interlocuteurs francophones ![2] Si l’on considère la langue synchroniquement (c’est-à-dire à un moment de son histoire), l’on constate de façon similaire que, si l’ordre des mots est (partiellement) arbitraire en latin, il obéit à de très fortes nécessités en français ou en anglais : dire que « Pierre a frappé Jules » n’a pas du tout le même sens que « Jules a frappé Pierre » ; et, avec ce dernier exemple, l’on voit bien que le signifié de la phrase n’est pas du tout conventionnel par rapport à l’organisation générale du signifiant, et que le lien qui les unit est tout à fait nécessaire pour assurer l’intercompréhension entre locuteurs. Autrement dit, le rôle des sciences sociales comme la linguistique n’est pas de répéter que les réalités sociales sont des constructions arbitraires mais de comprendre au contraire quelles sont les nécessités qui les organisent même si cela n’implique pas que les choses doivent rester en l’état.
- À l’inverse, la conception habituelle d’une Nature obéissant à des lois intangibles (contrairement à une culture supposée « arbitraire ») et produisant des effets nécessaires, précisément mesurables ne rend pas compte de l’état actuel des sciences. Le modèle de ce type de lois s’est établi avec la révolution copernicienne et le renouveau de la physique qui culmine avec les théories newtoniennes : les lois de la nature imposent un déterminisme strict aux choses qui seraient ainsi figées dans un ordre apparemment immuable et rigoureusement calculable comme l’orbite des planètes. De telles lois ont été découvertes dans d’autres domaines scientifiques comme la chimie avec le principe de la conservation de la masse affirmé par Lavoisier ou en biologie avec la découverte de la circulation sanguine ou du rôle de la cellule puis de l’ADN dans tous les êtres vivants. Néanmoins, il serait abusif d’affirmer que tous les domaines scientifiques — même dans les sciences dites pures — sont fondés exclusivement sur de telles lois. Ainsi, la sélection naturelle est un principe fondamental de l’histoire des êtres vivants même si elle ne détermine pas l’évolution de façon exacte et précise, et si nombre d’explications basées sur ce principe sont hypothétiques puisqu’il faut à chaque évolution puis sélection démontrer un avantage adaptatif[3]. Mais bien d’autres domaines peuvent être caractérisés d’approximatifs sans que cela ne nuise à leur caractère scientifique. Ainsi, la météorologie s’appuie sur une série de notions bien définies (dépression, haute pression, température, taux d’humidité, couches de l’atmosphère, etc.) et peut prédire l’évolution de certains phénomènes comme les ouragans même si, on le sait bien, ces prévisions sont approximatives. Semblablement, la géologie a fait une découverte majeure avec la tectonique des plaques qui permet de comprendre la formation et la dérive des continents, mais elle ne peut pas malheureusement prédire avec précision un tremblement de terre même si elle explique pourquoi certaines régions sont plus affectées par de tels phénomènes que d’autres. Ainsi encore, le médecin qui conseille à son patient d’arrêter de fumer et de modérer sa consommation d’alcool ne peut évidemment pas lui promettre avec certitude que, s’il suit ses conseils, il vivra centenaire. Le caractère probabiliste d’un grand nombre de domaines recourant aux instruments statistiques ne signifie pas que ces savoirs n’ont pas de caractère scientifique.
Au contraire, les probabilités définissent des « lois » de la nature qui ont la même valeur prédictive la physique newtonienne[4]. Pour reprendre un exemple très simple en génétique, l’on peut prédire que les enfants d’un couple d’humains ont une chance sur deux d’être de sexe masculin ou au contraire féminin, mais nous ne savons évidemment pas quel sera précisément le sexe de l’enfant qui va naître… De la même manière, les observations de Mendel qui lui ont permis de distinguer les caractères hérités (appelés aujourd’hui gènes) récessifs et les caractères dominants reposaient sur une approche statistique qui lui a permis de constater qu’à la première génération, le caractère récessif apparaissait seulement une fois sur quatre (224 plantes à fleurs blanches contre 705 à fleurs rouges ou pourpre). Seule une conception hyper-déterministe de la nature prétendrait que de telles lois ne constituent qu’un savoir partiel, et que même le résultat d’un jet de dé pourrait être prédit si nous avions une connaissance parfaite de l’ensemble des lois de la mécanique et des facteurs constituant ce lancer de dé…
De tels phénomènes s’observent également dans le monde social, notamment dans les sociétés développées où l’on constate par exemple que la réussite scolaire est corrélée avec le statut socio-économique des parents : les enfants de familles privilégiées d’un point de vue social mais également culturel (comme les enfants d’enseignants) réussissent en général mieux (sinon beaucoup mieux) que ceux issus des milieux populaires, même si l’on observe bien sûr un certain nombre d’exceptions. On peut y voir une forme de « la lutte des classes » énoncée par Marx et Engels qui affirmaient qu’il s’agissait d’une « loi » universelle de l’histoire humaine et qui traduit la concurrence entre groupes sociaux « pour l’appropriation des richesses de toutes les formes de ressources imaginables (économiques, matérielles alimentaires, foncières, culturelles, informationnelles, scientifiques, médicales, sexuelles, affectives ou attentionnelles, etc.) [et qui] s’observent à toutes les échelles (internationale, nationale, régionale, locale, microsociale) et dans tous les groupes […], à toutes les époques. »[5] On peut bien sûr contester cette notion de loi sociale en soulignant le fait qu’il s’agit d’un déterminisme peu constant, qui entre en concurrence avec des tendances opposées (comme celle de la coopération entre humains), mais cette remarque vaut également pour un principe aussi largement admis aujourd’hui que la sélection naturelle mise en évidence par Charles Darwin. - L’opposition entre nature et culture a pris cependant une forme nouvelle avec les développements de la génétique et la découverte de l’ADN ainsi que du rôle des gènes en biologie. Ce rôle est souvent conçu de façon extrêmement déterministe, les gènes définissant par exemple la couleur de nos cheveux ou étant responsables de certaines maladies comme l’hémophilie. Ces découvertes, dont certaines sont spectaculaires, ne permettent cependant pas actuellement de déterminer quelle est l’influence de la composante génétique sur nos comportements qui résultent pour une part — pour l’instant indéfinie — de l’interaction avec l’environnement. La langue ou plus exactement les langues en sont un bon exemple : l’enfant humain apprend sa langue maternelle —français, chinois ou wolof — grâce aux interactions avec l’entourage (dont le rôle est donc essentiel) alors qu’une jeune chimpanzé élevé (expérimentalement) dans les mêmes conditions ne maîtrisera jamais la langue qu’on lui parle (ce qui révèle le rôle de l’héritage génétique dans la capacité linguistique des humains). Dans l’état actuel de nos connaissances, les débats sur l’inné et l’acquis en ce qui concerne les comportements humains (mais également animaux) ne peuvent très généralement que conclure à une interaction impossible à démêler entre ces deux composantes.
Dans cette réflexion sur l’opposition tranchée entre la nature et la culture, il faut encore mettre en lumière une différence importante entre la culture à strictement parler, c’est-à-dire « le langage, les savoirs et savoir-faire, les artefacts » (Bernard Lahire, p. 300) et la société ou les relations sociales : ainsi beaucoup d’espèces animales sont sociales, c’est-à-dire qu’elles entretiennent des relations impliquant la coopération, l’entraide, la rivalité, la domination, la différenciation ou la distinction des rôles (par exemple chez les abeilles entre reine, « ouvrières » et faux-bourdons), mais elles n’ont pas de culture, c’est-à-dire des savoirs et des connaissances qui seraient transmises par un travail d’éducation ou de formation. À l’inverse, on observe chez quelques espèces animales des capacités culturelles d’apprentissage comme le chant des pinsons qui, jeunes, apprennent par imitation leur répertoire, ce qui entraîne des variations locales et même individuelles. Cette distinction a été clarifiée par Talcott Parsons et Alfred L. Kroeber qui « proposent de réserver le terme de “société” — et plus généralement de “système social” — au “système d’interaction spécifiquement relationnel entre individus et collectivités”. Quant au terme de “culture”, il devrait selon eux être limité “à la transmission et création de structures de valeurs, idées et autres systèmes symboliques et signifiants en tant qu’ils sont des facteurs dans la formation du comportement humain, ainsi que les artefacts produits par les comportements”. […] Il suffit de retenir que selon les deux auteurs, le niveau du système social est celui des relations — des interactions — entre les individus et les collectivités d’individus, alors que le niveau de la culture contient les représentations en circulation dans la société (et qui à des titres divers modèlent les comportements des individus) ainsi que les artefacts issus de ces comportements »[6]. Pour un sociologue comme Bernard Lahire, « les comportements de dispute-réconciliation ne sont […] ni biologiques ni strictement culturels (au sens précis du terme), mais tout simplement sociaux chez les uns (primates non humains) comme chez les autres (primates humains). […] L’universalité des pratiques de réconciliation — chez plusieurs espèces de primates — est une affaire pleinement sociale et non exclusivement biologique, et le fait qu’elles apparaissent chez des espèces peu culturelles confirme bien ce fait. Mais elles se manifestent au sein de l’espère humaine sous des formes culturelles toujours particulières. » (Bernard Lahire, p. 264)
Prolongeant cette réflexion, Lahire affirme que la culture n’est pas une construction ex nihilo mais « est apparue, dans la très longue histoire de l’évolution des espèces, comme une solution adaptative beaucoup plus efficace que la transmission génétique des informations, qui demande un temps beaucoup plus long avant que la sélection naturelle ne produise ses effets » (p. 249). La transmission culturelle qui caractérise au premier chef les membres de l’espèce humaine permet en effet, par l’accumulation des savoirs, une adaptation rapide à l’environnement et même souvent une transformation à leur profit de cet environnement grâce aux savoirs et aux artefacts hérités. Dès lors, « la question n’est pas de nier la spécificité culturelle de l’espèce humaine, mais de reconnaître néanmoins les prémices sociales et proto-culturelles de comportements qui sont, chez l’Homme, toujours pris dans des formes culturelles déterminées » (p. 279). Dans la même perspective continuiste, les relations sociales dans toutes les espèces animales concernées sont comprises — au moins pour une part — comme des solutions adaptatives aux nécessités de l’environnement : ainsi, la coopération permet à de nombreux prédateurs (dont l’homme) de s’attaquer à des proies plus grosses et de façon plus efficace. Autrement dit, les relations sociales ne sont pas des constructions aléatoires mais répondent à des besoins de l’espèce et ont été maintenues par la sélection naturelle comme une adaptation réussie à l’environnement.
Et un cran plus loin, Lahire affirme que « derrière le foisonnement des formes historiques-culturelles, il est possible de repérer des structures universelles ou invariantes des sociétés humaines qui sont les conséquences, dans l’ordre social, de données de base de la biologie de l’espèce. Pour les primates non-humains et humains, notamment, la partition sexuée et la nécessaire relation de protection et de soin vis-à-vis de sa progéniture due à l’altricialité secondaire font partie des éléments de base des types de rapports sociaux et de comportements sociaux qui sont plutôt stables pour les non-humains, et qui peuvent varier historiquement-culturellement pour ce qui est des humains, mais dans des limites bien circonscrites. » (p. 308). En éthologie, l’altricialité désigne le fait qu’à la naissance, l’enfant humain, comme beaucoup de petits d’autres espèces notamment mammifères, n'est pas immédiatement compétent (contrairement aux espèces « précoces ») et qu’il a besoin du soutien des adultes, généralement les parents et prioritairement la mère capable de l’allaiter (ou de le nourrir comme chez les oiseaux). L’altricialité est dite secondaire dans le cas des humains dans la mesure où le cerveau de l’enfant humain doit encore subir une longue maturation sur le plan moteur, sensoriel, cognitif, émotionnel qui va durer de longues années avant qu’il ne devienne réellement autonome : les enfants apprennent à marcher vers l’âge d’un an, se mettent à parler vers deux ou trois ans, et poursuivent leur développement cognitif et affectif au moins jusqu’à la puberté et souvent au-delà.
L’altricialité secondaire s’impose comme une nécessité à l’ensemble des communautés humaines pour qu’elles puissent se reproduire, et induit des rapports de dépendance entre parents et enfants, mais également de domination, d’affection, de subordination, d’apprentissage… Une contrainte biologique — la survie de l’enfant — se traduit alors en un comportement social qui se retrouve dans toutes les communautés humaines même si ce comportement connaît bien sûr des exceptions. Ainsi, « chez l’ensemble des mammifères, du fait de la gestation puis de l’allaitement, le lien mère-enfant n’est pas une option parmi d’autres possibles et constitue une relation invariante particulièrement forte. » Il n’est donc pas nécessaire de supposer un « instinct maternel » de nature biologique pour comprendre que l’attachement mère-enfant est une relation sociale première et fondamentale, « antérieur[e] à tout apprentissage ou à toute culture humaine » (p. 568) qui s’observe d’ailleurs chez l’ensemble des mammifères : les exceptions et les variations individuelles ne peuvent contredire ce fait massif et prédominant. Du fait de la charge que représente l’altricialité secondaire pour la mère, on observe par ailleurs au sein des groupements humains l’apparition de « personnages secondaires intervenant auprès de l’enfant, tels que le père, les grands frères ou sœurs, les grands-mères, l’oncle maternel, les tantes, etc. »
Le partage des rôles sexués chez les humains est donc d’abord un fait social, comme chez d’autres espèces animales, sur lequel se sont construites ultérieurement différentes représentations culturelles. L’allaitement particulièrement long et l’uniparité (le fait de ne donner naissance généralement qu’à un enfant à la fois) expliquent chez les primates « le lien très fort qui se noue entre la mère et l’enfant » (p.760), alors que « les soins paternels se limitent généralement à la protection contre les prédateurs et les intrus mâles » (p. 761). « Comme la grande majorité des espèces mammifères, l’espèce humaine est caractérisée par un investissement parental principalement maternel, avec un apport allo-maternel qui implique beaucoup de femmes […], et auxiliairement une aide paternelle surtout liée à la monogamie et à la pression supplémentaire exercée par l’altricialité secondaire » (p. 762).
Bien plus que la différence de stature et de musculature, c’est la relation de dépendance aux enfants qui oblige notamment les femmes à porter leur progéniture[7] et qui limite ainsi plus ou moins fortement leurs déplacements : les femmes ont ainsi trouvé dans la cueillette une activité compatible avec leur situation tandis que les hommes pouvaient s’occuper de la chasse. Cette répartition des rôles sexués s’observe effectivement dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs, quelles que soient leurs différences par ailleurs.
« Avec la différence entre jeunes et vieux, et notamment entre parents et enfants, la différence sexuelle est la seconde grande différence qui structure la répartition des tâches. L’âge et le sexe sont les briques élémentaires sur la base desquelles se sont bâties et hiérarchisées les sociétés humaines, engendrant une série de rapports de domination entre vieux et jeunes, parents et enfants, aînés et cadets, hommes et femmes » (p. 767).
On peut donc parler de différences sociales des rôles sexués que l’on peut qualifier de complémentaires bien qu’inégaux, différences sur lesquelles se sont construites des oppositions culturelles aux valences contrastées. L’anthropologue Françoise Héritier relève en effet que « c’est l’observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique »[8], permettant de concevoir l’opposition fondamentale entre l’identique et le différent, qu’ils soient concrets ou abstraits (chaud/froid, sec/humide, haut/bas, supérieur/inférieur, animé/inerte, jour/nuit, soleil/lune, fort/faible, etc.) mais qui surtout s’accompagne de valences différentes, les femmes étant assignées au pôle dominé, celui de l’infériorité, de la faiblesse, de la dépendance, etc. La « culture » va donc réinterpréter de multiples façons, mais toujours avec les mêmes valences, la différence des sexes, mais, souligne Lahire, la domination masculine n’est pas purement « culturelle » et est antérieurement sociale comme en témoigne le fait qu’on observe au sein des groupes de primates des relations de domination entre mâles et femelles mais également entre mâles et entre femelles. La différence des sexes et leur inégalité sont donc pour une part une construction culturelle mais qui n’a pu s’élaborer que sur une réalité sociale universelle, vraisemblablement très ancienne. Les réalités culturelles sont extrêmement variables, certaines sociétés imposant des pratiques et des représentations extrêmement inégalitaires et souvent brutales, d’autres tendant vers des formes plus ou moins accentuées d’égalité, mais toutes maintenant la valeur différentielle entre les sexes[9], la domination masculine imposant aux femmes le pôle de la maternité, de la famille, des activités locales (comme la cueillette) ou domestiques.
« Stephen K. Sanderson* dressait quant à lui une longue liste de situations en rapport avec la question hommes-femmes n'ayant jamais existé dans l'histoire des sociétés humaines. Dans cette liste apparaissaient les cas de figure suivants : des sociétés sans différenciation sexuelle ; des sociétés de chasseurs-cueilleurs dans lesquelles les femmes chassent et les hommes cueillent ; des sociétés agraires dans lesquelles les femmes labourent et les hommes effectuent les travaux domestiques ; des sociétés dans lesquelles la plupart des guerriers sont des femmes ; des sociétés industrielles dans lesquelles les professions à forte composante éducative sont principalement occupées par des hommes ; des sociétés dans lesquelles les hommes cherchent comme compagnes des femmes de statut supérieur et les femmes des hommes plus jeunes qu'elles ; des sociétés dans lesquelles les hommes assument la plupart des soins parentaux ; des sociétés dans lesquelles les femmes investissent davantage dans la copulation que dans les soins parentaux ; des sociétés dans lesquelles les femmes se font concurrence plus vigoureusement que les hommes pour les “postes” de haut niveau. » (Lahire, p.816)
* Stephen K. Sanderson, “Darwinian conflict theory: A unified evolutionary research program”, in Jonathan H. Turner, Richard Machalek & Alexandra Maryanski, Handbook of Evolution and Society: Toward an Evolutionary Social Science, Paradigm Publishers, Boulder, 2015, p.259.
D’autres interprétations historiques ou protohistoriques sont sans doute possibles. Une anthropologue québécoise, Chantal Kirsch[10], remarque ainsi que les phénomènes de domination chez les grands singes s’exercent surtout entre mâles et qu’il n’y a pas de domination générale des mâles sur les femelles (bien qu’il y ait des différences de comportement). Elle suppose dès lors que les premiers groupes d’hominidés devaient être relativement égalitaires. Mais les développements des techniques de chasse auraient entraîné une spécialisation des rôles sexués, qu’on observe encore aujourd’hui dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs (la chasse réservée aux hommes, la cueillette aux femmes), et la « force de travail des enfants », futurs adultes, devint alors un enjeu essentiel pour les hommes. Mais pour contrôler les enfants, « les hommes durent d’abord contrôler les femmes ». « Dès ce moment l’usage des armes — c’est-à-dire les outils des chasseurs — fut interdit aux femmes ».
Même si tout cela reste fortement spéculatif, qu’il s’agisse de l’interprétation de Bernard Lahire ou de Chantal Kirsch, les deux mettent l’accent sur la dimension prioritairement sociale de l’inégalité hommes-femmes (mais aussi jeunes-vieux), les justifications multiples et diverses de cette inégalité apparaissant comme une construction culturelle secondaire (d’un point de vue aussi bien logique que temporelle), extrêmement variable, et ne pouvant expliquer l’universalité de cette domination d’origine sociale au sens étendu que Lahire et d'autres donnent à ce terme en incluant les sociétés animales.
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Que faut-il conclure de tout cela ? Spinoza aurait-il eu raison en affirmant que l’infériorité des femmes est une loi naturelle et qu’elle n’est pas « d’institution » ? Si l’on reprend l’ancienne distinction entre nature et culture, dont on a cependant souligné la fragilité essentielle d’un point de vue scientifique, on pourrait dire effectivement que l’infériorité des femmes est « naturelle » dans le sens où elle s’inscrit clairement dans l’évolution de l’espèce humaine et qu’elle n’est pas « arbitraire » au sens d’une construction artificielle, non motivée, qui aurait pu être tout à fait différente. À l’inverse, on peut affirmer que l’exigence d’égalité entre hommes et femmes est d’abord et avant tout « culturelle » dans la mesure où, de Christine de Pizan aux suffragettes, à Simone de Beauvoir et à toutes celles qui leur ont succédé, la pensée féministe s’est d’abord attachée aux représentations qui accompagnaient et justifiaient de diverses façons la domination sociale masculine. Il faut rappeler à ce propos que l’espèce humaine, éminemment sociale (comme d’autres espèces animales), est également, pour une part tout aussi essentielle, culturelle. Et la culture, si elle s’inscrit dans l’histoire de notre espèce, permet aux humains de s’adapter à l’environnement (comme les techniques de chasse ou de pêche) mais également d’adapter cet environnement à leurs besoins (l’agriculture d’abord, toutes les techniques et les savoirs qui sont transmis de génération en génération). Enfin, elle permet de modifier dans un sens ou dans un autre les relations sociales existantes, notamment quand la sphère politique s’autonomise et se distingue des autres rapports de domination (mais également de la sphère magico-religieuse).
Il n’y a donc pas de raison d’opposer une supposée « naturalité » immuable de l’inégalité entre les sexes aux exigences féministes actuelles qui sont sans doute une construction culturelle mais qui ont toute leur légitimité dans nos sociétés contemporaines. Ce serait aussi absurde que de ne pas prendre l’avion ou le train sous prétexte que notre constitution biologique nous empêche de voler ou de nous déplacer à grande vitesse… Il y a sans doute des limites aux transformations techniques et culturelles que nous pouvons imposer à notre environnement, qu’il soit physique, biologique ou social, mais l’histoire nous apprend qu’il n’est pas possible de définir ces limites a priori ou par principe. Et l’on voit déjà quels impacts le féminisme a pu avoir sur les sociétés actuelles.
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Deux remarques pour terminer. Les revendications féministes, relèvent d’abord, on l’a dit, de la sphère proprement culturelle qui, par l’accumulation des savoirs, des croyances, des valeurs, des techniques multiples, contribue à la modification de l’environnement, qu’il soit géographique (l’agriculture, la déforestation…), biologique (le recul des épidémies grâce aux progrès de l’hygiène et de la médecine, le contrôle des naissances par la contraception hormonale à partir des années 1960…) ou social (l’influence des Lumières sur les Révolutionnaires de 1789 ou du marxisme sur les bolchevicks ou du féminisme sur les mœurs de nos contemporains…). Mais il faut encore une fois souligner avec Bernard Lahire la distinction essentielle entre la culture (dont la transmission et l’acquisition s’appuient sur les représentations mentales individuelles) et le social qui obéit, quant à lui, à des lois ou des mécanismes qui échappent pour une large part à la conscience et à l’emprise des individus. Les changements démographiques constituent un exemple clair d’une réalité sociale dont les individus jusqu’à une époque récente n’avaient qu’une conscience limitée même si ces changements impactaient de façon plus ou moins importante leur existence : ainsi, c’est l’augmentation de la population qui explique pour une large part la dispersion des hominidés sur l’ensemble de la planète, les migrations vers des régions faiblement habitées, le défrichement de zones forestières de plus en plus étendues pour l’exercice de l’agriculture, etc. Or, s’il est relativement facile d’agir au niveau culturel en produisant de nouvelles représentations, en promouvant de nouvelles valeurs (comme l’égalité entre les sexes), en combattant les idéologies adverses, il est en revanche plus hasardeux d’intervenir au niveau social, notamment par l’intermédiaire privilégié dans nos sociétés de la sphère politique, c’est-à-dire de l’État. Ainsi, pour prendre un exemple extrême, la dénonciation tout à fait légitime des féminicides aura vraisemblablement peu d’influence sur le passage à l’acte d’éventuels meurtriers dont les motivations enfouies et complexes échappent grandement à toute forme de discours raisonnable ; dans les faits, l’État n’agira pas préventivement sur la commission de l’acte (ce qui est pratiquement impossible) mais sur un meilleur accompagnement des victimes dès qu’apparaissent les premiers signes d’une violence possible. Les effets « pervers », c’est-à-dire non voulus et plus ou moins contraires au but recherché, des décisions politiques sont d’ailleurs un grand classique des études sociologiques : ainsi, l’allongement du congé parental pouvant être pris par le père ou par la mère dans un souci d’égalité dans certains pays comme l’Allemagne a éloigné dans les faits, à cause des « pesanteurs sociologiques », les femmes du marché du travail et les a encouragées à rester à la maison en pénalisant leur carrière professionnelle. De manière générale, l’on peut dire que la distinction entre les paroles et les gestes recoupe assez largement celle entre les deux sphères culturelle et sociale, et la sociologie a depuis longtemps montré l’écart qui peut exister entre les opinions affichées et les actes ou attitudes profondes, que cet écart soit dû à une forme d’hypocrisie ou plus simplement au fait que ce que Bourdieu appelle les habitus (qui commandent les actions) sont profondément incorporés, souvent depuis l’enfance, de façon en grande partie inconsciente et qu’ils sont de ce fait difficilement modifiables.
Enfin, si l’on admet comme on l’a dit ici que les revendications féministes sont d’abord un phénomène culturel, doit-on en conclure qu’elles sont « arbitraires », qu’elles seraient une construction intellectuelle dépourvue de toute nécessité ? Évidemment non. On l’a suffisamment souligné : il ne s’agit pas d’opposer de façon caricaturale la Nature et la Culture, et il faut bien comprendre que la culture (au sens d’un ensemble de représentations et de techniques transmissibles de façon explicite) fait partie du monde social qui lui-même s’inscrit dans la réalité biologique (qui elle-même relève de la chimie et de la physique), et qu’entre les trois s’exercent des déterminations diverses, imposées notamment par la sélection naturelle, même si ces déterminations ne s’exercent pas de manière simple et mécanique. On peut à ce propos rappeler une expérience amusante (et aujourd’hui célèbre) menée par Frans de Waal avec des singes capucins : en rétribuant de manière inégale deux de ces singes, il a provoqué chez l’animal lésé une réaction de colère, l’amenant à jeter loin de lui les morceaux de concombre qu’on lui donnait en récompense d’une tâche qu’il avait réussie alors que son voisin recevait, pour la même tâche, de succulents grains de raisin. De quelque manière qu’on interprète cette expérience[10], on peut donc penser que l’exigence d’égalité ou de justice, qu’elle soit féministe ou autre, résulte pour une part d’un tel sentiment déjà présent dans la socialité animale, à côté cependant d’autres comme les faits de domination généralement subie et acceptée chez de nombreuses espèces de mammifères. Mais il faut également tenir du contexte historique et social pour expliquer pourquoi les revendications féministes d’égalité, tout en s’appuyant sur ce sentiment profondément ancré en chacun de nous, ne se sont d’abord exprimées que de façon très sporadique, dans des situations très particulières — il suffit de penser à Christine de Pizan ou aux femmes philosophes qui tenaient salon à l’époque des Lumières — avant de s’affirmer dans les pays occidentaux au 20e siècle, puis plus largement, et de se transformer en mouvement social plus ou moins important (on pense bien sûr à MeToo, mais les revendications féministes se diffusent largement dès les années 1970 sinon plus tôt). Mais cette révolution féministe (car c’en est une !) a rencontré des transformations socio-économiques et culturelles profondes (par exemple la maîtrise de la fécondité féminine grâce à la pilule contraceptive) qui ont contribué de façon importante à son émergence et à son succès. L’analyse de ces transformations sociétales, qui ont rendu possible l’émergence puis la diffusion du féminisme, mériterait cependant un nouvel article.
1. Bernard Lahire, Les Structures fondamentales des sociétés humaines. Paris, La Découverte, 2023.
2. Ici encore, on voit facilement l’importance des déterminations sociales dans l’acquisition possible d’une deuxième langue : ces déterminations peuvent être de l’ordre de la nécessité (si l’on émigre dans une autre société), de l’intérêt (commercer avec des étrangers), de l’opportunité (apprendre l’anglais pour voyager) ou du simple contexte (l’anglais est partout présent en Europe alors que les Européens ont sans doute peu d’occasions d’entrer en contact avec le swahili ou le thaï). Et l’on n’oubliera pas qu’il est plus facile d’apprendre une langue quand on est jeune que lorsqu’on est plus âgé. De façon abstraite, l’on peut estimer que nous sommes « libres » ou (plus ou moins) capables d’apprendre n’importe quelle langue, mais, dans les faits, le contexte social nous impose notre langue maternelle et contraint fortement le choix d’une deuxième ou troisième langue.
3. En adoptant de façon stricte le principe de falsifiabilité comme critère de démarcation de la science, Karl Popper a été (notamment) confronté à la théorie darwinienne dont il pouvait difficilement contester la dimension explicative, et il a dû pratiquement faire une exception à sa théorie pour ne pas nier de façon absurde son caractère scientifique. Norbert Elias a fortement critiqué la théorie poppérienne pour son aspect idéaliste qui ne rend pas compte de façon réaliste du développement des sciences. Le caractère falsifiable des théories scientifiques doit plutôt être considéré comme un des critères de la « bonne » science, mais sans doute pas comme le seul et unique, à moins de rejeter nombre de savoirs (notamment en sciences humaines) dont la validité est sans doute moindre que celle de la physique ou de la chimie mais qui doivent être évalués avec d’autres critères.
4. On sait peut-être qu’il y a en mécanique quantique un indéterminisme fondamental et que seul le calcul des probabilités nous permet d’avoir des connaissances assurées en ce domaine. Mais ce domaine, qui échappe totalement aux non-spécialistes (dont je fais partie), n’est sans doute pas très éclairant pour notre propos. D’autres champs comme eux évoqués dans le corps du texte sont beaucoup plus accessibles aux profanes et permettent facilement de questionner notre conception générale de la nature.
5. Bernard Lahire, op.cit, p. 392-393.
6. Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007, p.238-239.
7. Bernard Lahire remarque ainsi la très grande généralité des moyens de portage des tout jeunes enfants dans les sociétés humaines : ces « outils » peuvent varier culturellement, être de formes et de matériaux divers, mais répondent tous à une nécessité sociale où se croisent l’incapacité motrice des bébés et le besoin maternel de déplacement. Bien entendu, dans notre société fortement égalitaire, le portage est désormais pratiqué par un certain nombre de pères, alors que l’usage des laits maternisés et des biberons ont permis un éloignement plus facile et plus important de la mère et de l’enfant.
8. Françoise Héritier, Masculin/Féminin 1. La pensée de la différence. Paris, Odile Jacob (poches essais), 2012, p. 19.
9. Mais également entre les âges. Les anciens ont toujours des privilèges mais également des droits sur les plus jeunes, même si cette inégalité (que nous apercevons difficilement tant elle nous paraît « naturelle ») s’atténue ou s’abolit avec l’âge.
10. Chantal Kirsch, « Forces productives, rapports de production et origine des inégalités entre hommes et femmes », Anthropologie et Sociétés, 1(3), 15–41.
11. D’autres chercheurs ont mis en question l’interprétation de Frans de Waal en soulignant que l’attitude du singe s’expliquait par la déception à l’égard de la personne de l’expérimentateur : en effet, le singe ne réagissait pas de cette façon lorsque la « récompense » était donnée par une machine.